| Wolfram Wette Les Crimes de la Wehrmacht Perrin - Pour l'Histoire 2009 / 21.90 € - 143.45 ffr. / 385 pages ISBN : 978-2-262-02757-5 FORMAT : 15,5cm x 24cm
Traduction d'Olivier Mannoni.
L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Cest un débat récent en Allemagne, né dans les années 1980 et réveillé suite à louverture en 1995 dune exposition sur «Les crimes de la Wehrmacht» (montée par lInstitut dHistoire sociale de Hambourg) : la légende dune Wehrmacht propre (saubere Wehrmacht) sétait imposée après guerre, soutenue par les Américains (dont Eisenhower) et Adenauer, afin de rattacher lAllemagne au bloc occidental. En 1950, un an après la création de la RFA, les anciens de la Wehrmacht avaient, par le Manifeste de Himmerod, posé leurs conditions pour une participation à un réarmement allemand : la réhabilitation des soldats de la Wehrmacht et un non-lieu pour les instructions en cours pour crime de guerre
Au temps de la guerre froide, la raison dEtat na que faire de la vérité historique
ce que laffaire de Katyn et son traitement après guerre laissait déjà supposer.
Louvrage de Wolfram Wette, professeur dhistoire contemporaine à Fribourg ainsi quà luniversité russe de Lipetsk, sintègre donc à un débat important, dont les lecteurs francophones ont pu avoir connaissance via la synthèse récente dAlfred Wahl (La Seconde histoire du nazisme. Dans l'Allemagne fédérale depuis 1945, Armand Colin, 2006). Il sagit là, pour le coup, dune entreprise dhistoire au sens le plus légitime du terme, alimentée par une vaste bibliographie (allemande) référencée dans les notes. Et la démonstration est éclairante, voire imparable.
Lauteur commence par se pencher sur la Reichswehr (larmée du IIe Reich) pour en éclairer les politiques ouvertement antisémites, bien avant la Première Guerre mondiale, depuis le «plafond de verre» (qui limitait drastiquement, voire interdisait la promotion dofficiers juifs
et cela au nom dinstructions venu du kaiser même) jusquà lintroduction, après guerre, dune clause daryanité, dabord dans les associations danciens combattants, comme le Stahlhelm puis dans la Wehrmacht. Le discours antisémite au sein de larmée allemande se fait alors lécho dune légende, dénigrant les soldats juifs pendant la Grande guerre (un thème qui va de pair avec le «coup de poignard dans le dos»), et rares seront les officiers à contester cette version, en dépit denquêtes officielles. On notera à cet égard léquanimité dun Manstein, lequel épousera pourtant, vingt ans plus tard, durant sa guerre à lEst, tous les objectifs de la guerre dHitler. Les campagnes dassassinats menées par lextrême droite, qui touchent nombre de ministres et hommes politiques juifs dans les années 20, au nom de lamalgame juif/bolchevique, témoignent dune violence politique croissante au sein de larmée, sur laquelle le nazisme va prospérer.
Car après les années républicaines, durant lesquelles larmée a limpression de vivre assiégée, corsetée par le traité de Versailles, larrivée au pouvoir des nazis est une libération : le programme hitlérien de «remise en état de la défense» correspond parfaitement aux conceptions qui ont cours dans larmée allemande, concernant la guerre future. De la «foi dans le glaive» un peu surannée dun von Seeckt, au militarisme bureaucratique dun von Blomberg, lauteur passe en revue les diverses doctrines des principaux chefs militaires, doctrines qui vont dans le sens des projets hitlériens. Reste la question de lattitude des chefs à légard de lhitlérisme : on a souvent parlé dune «crise des généraux» et de rapports tendus entre Hitler et ses stratèges
Là encore, W. Wette dévoile les divers moyens, souvent hérités de la Prusse, par lesquels Hitler a su sattacher le haut commandement. En parallèle, la fidélité des troupes est plutôt assurée par une propagande active, ainsi que par des mythes politiques empreints de romantisme (notamment le «naufrage dans lhonneur») censés galvaniser les soldats dans des situations impossibles. A ces catégories mentales et idéologique, W. Wette ajoute la notion, plus crédible, de survie, qui impose au soldat une conduite consensuelle, en adéquation avec les codes imposés par le régime. Tout cela éclaire des conduites qui ne savèrent «correctes» que dans les reconstructions daprès guerre.
Le tableau, chapitre 3, «De la guerre allemande à lEst» bien retracé récemment dans louvrage dA. Salomoni sur LUnion soviétique et la Shoah , nest est que plus cohérent, comme laboutissement dun cycle de brutalisation, pour reprendre le concept de G. L. Mosse, entamé avant la Grande guerre. Si Babi Yar est bien sûr le lieu de cette mémoire occultée, ou contestée, lauteur évoque également la Pologne, qui va servir de laboratoire à la guerre dextermination menée en URSS, la Serbie, la Lituanie, lUkraine
comme autant de modèles dune guerre qui associe militants et militaires. Cest dailleurs le sens du chapitre 4, qui se penche sur cette «armée dHitler», au sens où Omer Bartov lentend, à savoir des soldats qui épousent les thèses et les conceptions du troisième Reich (mais également des opposants, institutionnels comme les témoins de Jéhovah, ou plus discrets). On regrettera toutefois que lauteur, les yeux fixés sur la Russie, ne se penche pas sur la guerre à louest, alors que des travaux récents (G. Eisman) comme des témoignages plus anciens (E. Junger, dont les carnets parisiens furent récemment réédités) éclairent les discours et les pratiques criminelles du MBF dans la France occupée
Le tableau de laprès-guerre, et de la série de procès qui vise larmée et les officiers, nen est en tous les cas que plus frappant : non seulement la Wehrmacht en ressort avec un «blason immaculé», mais se présente même historiographiquement parlant comme la victime de lhitlérisme, et cela avec lappui effectif des alliés. Envolés, la Shoah et les crimes de guerre : lauteur parle alors dun «tabou» au sens le plus fort du terme, un tabou qui pèse même sur la constitution de la Bundeswehr (jusquen 1995 !). De même que la Shoah, le rôle de la Wehrmacht en guerre mondiale aura finalement été, longtemps, un «souvenir indésirable», pour reprendre lexpression de R. Hilberg.
Lhistoire de la Wehrmacht, de ses officiers, de ses légendes, de sa mentalité forme en contrepoint une histoire de lAllemagne, une Allemagne en dictature puis en guerre. W. Wette, sappuyant sur une vaste historiographie, se fait lhistorien du consensus autour de Hitler, accueilli dans le haut commandement comme lexpression brutale, populiste mais concrète dun faisceau didées et didéologies déjà bien ancrés dans larmée allemande. Certes, louvrage se concentre sur la guerre à lEst, terrain plus facile pour une démonstration, et le corps des généraux (les réflexions sur les soldats sont moins étayées, plus théoriques) mais il nempêche : en éclairant de la sorte des pratiques devenues taboues dans limmédiat après guerre, il livre aussi un portrait intéressant de la mémoire allemande de la guerre, une mémoire heurtée, niée même, comme un mal nécessaire pour ramener une nation à sa vérité. Une belle démonstration, dans un style sobre et efficace.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 20/10/2009 ) Imprimer
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