| Philippe Chenaux L'Eglise catholique et le communisme en Europe (1917-1989) - De Lénine à Jean-Paul II Cerf - Histoire 2009 / 30 € - 196.5 ffr. / 383 pages ISBN : 978-2-204-09070-4 FORMAT : 14,5cm x 23,5cm
L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Le communisme comme hérésie du christianisme
Lidée peut sembler simplement provocante, une manière daborder par un angle étroit les relations entre deux idéologies antithétiques
Mais ce serait oublier, dès les années 1848, les rapprochements entre catholiques et socialistes, face aux maux de lindustrialisation. Ainsi, Engels qui voit en 1892 dans larmée du Salut un mouvement dangereux
voire un véritable petit soldat de la lutte des classes
«qui ressuscite la propagande du christianisme primitif, sadresse aux pauvres considérés comme des élus ; elle combat le capitalisme dune manière religieuse et favorise ainsi un élément de lancien antagonisme de classe chrétien, qui pourrait un jour devenir embarrassant pour les gens aisés». Le même Engels considère par ailleurs que «le christianisme, cest le communisme». Certes, on connaît la stricte condamnation du socialisme chrétien dans le Manifeste du Parti Communiste («Le socialisme chrétien nest que leau bénite avec laquelle le prêtre consacre le dépit de laristocratie»)
mais le fait est quun lien sétablit, implicitement, entre deux idéologies proches. Et donc, logiquement, entre les deux Etats le Saint-Siège et lURSS qui prétendent les incarner. Si Staline sest parfois montré ironique vis-à-vis de la «puissance» pontificale, Jean-Paul II aura été un adversaire marquant, suffisamment menaçant pour que de Moscou, on lui envoie, par des voies détournées, un Ali Agça
Deux puissances donc, lune temporelle et spirituelle, lautre plus strictement spirituelle, mais dont le face à face fait sens.
Cest ce lien, appliqué à la sphère des relations internationales et des rapports entre souverainetés, que Philippe Chenaux, professeur dhistoire de lEglise à luniversité du Latran, explore, dans un ouvrage riche et stimulant. Déjà auteur dun Pie XII remarqué, Philippe Chenaux parcourt le court XXe siècle «soviétique» au crible des attentes, des déceptions et des manuvres pontificales. Car si la révolution dOctobre a pu être, en ses débuts, une «divine surprise» - du fait de lopportunité pour lEglise catholique de poser des jalons en Russie, et, plus simplement, de marquer quelques points contre lOrthodoxie il apparaît vite, dès la guerre civile, que lathéisme domine. Certes, les menées du Saint Siège en particulier la mission du père dHerbigny (sj) révèlent lhabileté et lopiniâtreté de la diplomatie pontificale, qui sait faire feu de tout bois pour conquérir un coin du paradis socialiste et défendre les droits de lEglise. Mais cest sur le constat dun échec, sur fond de persécutions et dathéisme militant, que la papauté passe, à partir des années 30, à la condamnation (ce qui pose déjà la question de la forme de cette condamnation, lencyclique Divini redemptoris de 1937 étant la forme la plus manifeste), et à la rivalité, comme en Espagne ou plus largement dans la sphère politique (car finalement communisme et christianisme se présentent comme deux humanismes, deux religions, deux révélations, deux millénarismes en compétition).
Le Vatican voit désormais dans le communisme la plus grande menace, celle qui domine toutes les autres, de la guerre mondiale à la guerre froide. Le rapprochement avec les Etats-Unis, le soutien, via la démocratie chrétienne, à lEurope «vaticane», la lutte contre les tendances socialisantes (théologie de la libération et autres)
sont autant descarmouches dans une longue guerre. Si quelques épisodes attirent plus légitimement lattention (la crise hongroise et sa malheureuse conclusion, la révolution discrète dHelsinki, lélection de Jean-Paul II et la «crise polonaise»
), on découvrira dans cet ouvrage le poids de lathéisme stalinien, les menées de Khrouchtchev en direction du Saint-Siège, les mains tendues (et regardées avec suspicion par un Pie XII très échaudé), et inversement le silence (complice selon certains extrémistes) de Vatican II, tant de la part de Jean XXIII que de Paul VI - prudents
Bref, une relation plus complexe, des rapports plus sinueux et moins tranchés quil ny semblerait (lauteur évoque même une «ostpolitik» vaticane, clin dil à une histoire «soviéto-vaticane» qui, finalement, épouse les formes de la guerre froide, la coexistence pacifique sétablissant également sur un plan spirituel). Car tant au Saint Siège quà Moscou, les avis sont divers, les stratégies fluctuantes, les partis balancés : en Italie même, les relations cordiales, voire le «compromis historique» en passe dêtre négocié entre lEglise et le PCI trahissent une possible convergence des valeurs
Entre une diplomatie pontificale qui «donne du temps au temps» et une diplomatie soviétique plus consciente (que bien des démocraties) du poids du facteur spirituel dans la sphère internationale, les relations, si elles ne simposent pas, nen sont pas moins légitimes.
Nourri par de nombreuses lectures presse, monographies historiques ainsi que par des références archivistiques (Archives de la secrétairerie dEtat, textes pontificaux divers), louvrage se présente comme une synthèse érudite, plutôt «vaticano-centrée», et qui dévoile au lectorat francophone un aspect moins connu de la diplomatie pontificale. Le style est sobre et efficace, et, passant dune question à lautre, lauteur propose un tableau chronologique large
qui attend maintenant des études extra européennes (Amérique latine, Asie) de manière à (re)penser la diplomatie pontificale à laune de cette dimension spirituelle de la sphère des Relations Internationales, dimension qui échappe encore aux démocraties modernes. En ce sens, lhypothèse initiale de P. Chenaux, celle dun communisme conçu comme une hérésie, savère finalement très opératoire et à ce titre, louvrage intéressera non seulement les amateurs dhistoire religieuse, mais également ceux qui sintéressent aux relations internationales, hors des rapports immédiats de puissance et de force.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 16/02/2010 ) Imprimer
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