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Histoire & Sciences sociales  ->  Période Contemporaine  
 

Tétralogie expressionniste de la catastrophe allemande
Alfred Döblin   Novembre 1918, une révolution allemande - 4 tomes
Agone 2009 / 

Préface générale et avant-propos de Michel Vanoosthuyse

Traduction revue de l’allemand par Maryvonne Litaize & Yasmin Hoffmann

- Tome 1, Bourgeois et soldats, 480 p., 28 €, ISBN : 978-2-7489-0099-6

- Tome 2, Peuple trahi, 512 p., 28 €, ISBN : 978-2-7489-0100-9

- Tome 3, Retour du front, 592 p., 31 €, ISBN : 978-2-7489-0101-6

- Tome 4, Karl & Rosa, 752 p., 33 €, ISBN : 978-2-7489-0079-8


L'auteur du compte rendu : Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, Agrégé d'histoire, Docteur ès lettres, sciences humaines et sociales, Nicolas Plagne est l'auteur d'une thèse sur les origines de l'Etat dans la mémoire collective russe. Il enseigne dans un lycée des environs de Rouen.

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Voici la réédition d’un roman méconnu d’un des grands romanciers du 20ème siècle. Les éditions Pandora avaient au début des années 80 traduit (Maryvonne Litaize et Yasmin Hoffman) et publié cette tétralogie et Agone en reprend le texte tel quel, le prix du volume étant passé de 30 francs à 30 euros… ce qui prouve que la culture reste un privilège bourgeois, même quand il s’agit d’oeuvres d’écrivains «populistes» (au bon sens du terme) rééditées par une maison d’édition de gauche ! Rappelons qu’Agone a traduit et édité Une histoire du peuple américain d’Howard Zinn (1923-2010), qui jusqu’à sa mort le 27 janvier dernier, a été un militant très actif de la gauche socialiste, anti-raciste et anti-impérialiste américaine, best seller, que les Américains les plus conscients socialement et politiquement recommandaient comme le contre-point indispensable à l’histoire unanimiste officiel des Etats-Unis.

On doit mettre aussi au crédit d’Agone l’édition d’œuvres importantes du grand dramaturge et pamphlétaire autrichien Karl Kraus : notamment Les Derniers jours de l’humanité, pièce pacifiste et anti-nationaliste, d’un humour noir extraordinaire et presque injouable en raison de sa longueur, mais aussi La Nuit de Walpurgis, contre la mise en place du nazisme en Allemagne. Cette maison porte hélas les œillères d’un «gauchisme anti-fasciste» (mais qu’est-ce que ça veut dire aujourd’hui ?), qui dans le cas de Heidegger et Jünger portent des jugements trop sommaires, avec la caution apparente parfois de Kraus, qui n’était pas philosophe (à tout péché miséricorde !) et, pour être généralement avant-gardiste et lucide, n’avait pas notre recul sur certaines affaires. Les préfaces factuelles et érudites de Michel Vanoosthuyse qui présentent chacun des quatre tomes du roman de Döblin, sont plus utiles et pertinentes que son livre de dénonciation du fascisme soi-disant incurable d’Ernst Jünger (Fascisme et littérature pure : la fabrique d’Ernst Jünger, Agone 2005).
 
A. Döblin (1878-1957) est incontestablement un des esprits qui furent l’honneur de ce temps. Il est surtout connu pour son roman Berlin Alexanderplatz, souvent comparé au Voyage au bout de la nuit de Céline : ces deux romanciers du peuple, pacifistes, étaient des médecins des humbles et choisirent de représenter sans fard la réalité tragique de leur temps à travers les aventures pathétiques d’anti-héros, Bardamu pour Céline, le chômeur sorti de prison Franz Biberkopf pour Döblin, pauvres types traversant l’époque de l’entre-deux-guerres. «C’étaient des temps déraisonnables, / On avait mis les morts à table» (Aragon). Les deux connaîtront l’exil. Mais tandis que Céline devait évoluer vers l’antisémitisme et la collaboration, le Juif Döblin quitte l’Allemagne en 1933 par anti-fascisme : d’abord en France (dont il devient citoyen en 1936), puis en Amérique, avant de revenir en Allemagne (côté RDA communiste, puis après une expulsion pour dissidence, côté RFA, à quelques kilomètres de Fribourg-en-Brisgau). On se reportera au livre de J.-M. Palmier Weimar en exil pour le tableau général. Pendant cet exil, Döblin trouve ou retrouve la foi, mais catholique : son pilier mystique n’est pas à Notre-Dame de Paris, comme pour le jeune rimbaldien Claudel, la conversion se produit en la cathédrale de Mende, face à un Christ en croix, en 1940, en pleine débâcle de l’armée française. Döblin réussit à s’enfuir par les filières d’Eleanor Roosevelt (dans le pays du président Wilson dont il a toujours admiré les principes et auquel il rend hommage dans le roman) ; contrairement à Walter Benjamin qui refuse le sauvetage et l’exil dans l’Amérique consumériste et matérialiste qui lui fait horreur (lire à ce sujet dans le brillant livre de Mike Davis L.A. City of Quartz ce qu’a été le choc vécu par les exilés issus souvent de la gauche marxisante mais de toutes façons profondément attachés à leurs racines européennes) et qui succombera dans sa fuite à travers les Pyrénées : comme ce dernier, un des quatre fils de Döblin, Wolfgang, mathématicien de talent et soldat de l’armée française, se suicidera pour ne pas tomber aux mains de la Gestapo. Döblin se fera enterrer à ses côtés en 1957 bientôt rejoint par son épouse (qui se suicide six mois après sa mort) dans ce cimetière des Vosges.

Pendant son exil européen puis américain, Döblin écrit : méditant sur son destin et celui de son peuple, il essaie d’expliquer ce qui est arrivé à l’Allemagne en composant une vaste fresque historique, sociale, politique et psychologique. Il s’y pose plusieurs questions, thèmes entremêlés du roman-fleuve : origines de la Première Guerre mondiale, de l’échec de Weimar et de l’avènement du nazisme, natures différentes des esprits allemand, français et américain, marge de manoeuvre du politique et poids des déterminismes, possibilité et désirabilité de la révolution, limites de la politique et sens profond de la religion… Le roman est nourri de toute la densité d’une expérience, des alternatives d’une réflexion, du poids des déceptions, des inquiétudes et des espérances ultimes, des doutes secrets aussi, à l’ombre de la foi.

Novembre 1918 : chute de l’empire des Hohenzollern, militariste et aristocratique, mais théoriquement constitutionnel (un «Scheinkonstitutionalismus», de façade ou limité aux affaires civiles, disent les historiens) ; trauma de la défaite, de la capitulation sous conditions très dures annonciatrice d’un «Diktat» (paix des vainqueurs, imposée) ; humiliation pour l’amour-propre national d’une nation fière de sa culture, à qui les Alliés ont attribué toute la responsabilité du conflit et en qui ils dénoncent un esprit foncièrement barbare ! Choc pour ce peuple d’avoir perdu son rang de grande puissance avant 1918 et le droit d’avoir une armée ; choc de l’effondrement d’un Etat monarchique intimement lié à sa dynastie fondatrice et à l’idée impériale (qui survit dans l’appellation de «Reich» pendant la république de Weimar)… A qui s’ajoute la misère de la majorité, au moins jusqu’à 1925, brève stabilisation qui finit avec le krach de 1929… Sur ce terreau malsain, fait d’héritages anciens de tradition autoritaire (un chef garant de l’ordre et de la puissance, plutôt que la liberté), de conservatisme légitimiste luthérien, de nostalgie de l’empire, et de blessures narcissiques profondes, de pauvreté aussi, va se développer immédiatement, dès l’hiver 1918-1919, avec la complicité et le soutien de l’armée et des classes dirigeantes (aristocratie des Junkers et puissances d’argent), inquiètes des risques de révolution sociale, un avatar proto-fasciste, fait de militarisme répressif et d’idéologie de substitution : anti-communisme, dénigrement de la gauche et des Juifs (qui auraient trahi à l’automne 18 alors que la victoire était encore possible, c’est le mythe du «Coup de poignard dans le dos» soigneusement entretenu par l’armée allemande), de la démocratie (responsable du déclin géopolitique, des désordres intérieurs et de la misère).

La République de Weimar sera donc malaimée d’emblée et vouée à l’échec, soutenue seulement par les socialistes, des libéraux de centre-gauche et les chrétiens du centre… Une coalition divisée et de moins en moins populaire au fur et à mesure que les crises s’approfondissent, sous le regard hostile ou au mieux indifférent des alliés… Il aurait fallu constituer un soutien populaire plus large, mais la social-démocratie et ses alliés sont tombés dans un piège tragique : ils arrivent au pouvoir au pire moment et n’ont rien à offrir aux Allemands que la gestion de la pénurie et une politique de ruse pour sauver ce qu’ils peuvent du défunt Reich… Ce que Döblin, jusqu’au bout, ne pardonnera jamais à Ebert, premier président de cette république, c’est d’avoir par ses manoeuvres opportunistes minables, sa lâcheté et son alliance avec l’armée et l’administration impériales, détruit toute possibilité d’une unité de la gauche et donc d’un soutien populaire de masse pour la démocratie : cette division fatale en 1929-33 entre social-démocratie et communistes tire son origine de la répression sanglante de l’agitation des «spartakistes» par les corps francs d’extrême-droite, avec le soutien d’Ebert et du «camarade Noske», surnommé depuis «le chien sanguinaire». Cette brève Commune avortée de Berlin, une «semaine sanglante», ne sera jamais oubliée ni pardonnée aux «social-traîtres», dont la collusion avec l’armée prouvera au parti communiste né de cet événement qu’ils sont, au fond, des «social-fascistes». En écrasant l’aile gauche du socialisme allemand, seule fraction courageusement pacifiste pendant la guerre et internationaliste en actes, authentiquement démocratique et républicaine, Ebert, apparatchik ambitieux, sans charisme, embourgeoisé, a révélé la nature profondément conservatrice et passive de la social-démocratie allemande, qui habille depuis longtemps son opportunisme médiocre de déterminisme historique, une façon de ne jamais agir tout en se réclamant de Marx : un thème permanent du roman (lire à ce sujet les pages sans concession de Ma vie, de Trotski). Même si Döblin laisse percer une distance critique à l’égard des martyrs Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, généreux et courageux mais peu faits pour l’action, il rend hommage à leur humanité. En face, l’incroyable assurance et sens stratégique et tactique de Lénine, sa virtù machiavélienne («de l’audace, encore de l’audace !» pour la Révolution mais avec le sens du kaïros !), qui ne s’embarrasse pas de prolégomènes théoriques d’intellectuels sur les conditions socio-économiques préalables et encore moins sur de prétendues justifications juridiques... Son représentant à Berlin, Radek, s’énerve devant les scrupules des chefs spartakistes. Au même moment, Lénine, énergique et rusé, liquide toute opposition et feint de négocier quand nécessaire, pour tenir coûte que coûte. Passionnantes lumières psychologiques et théoriques : le romancier est souvent le meilleur historien de son temps.

Epique et théorique, le roman traite de façon assez chronologique d’une brève période : se concentrant sur novembre 18, moment révélateur des caractéristiques essentielles de l’époque, il comporte quelques anticipations et ''flash backs''. Le tome 1, Bourgeois et soldats, traite de la rencontre difficile entre l’expérience du front et celle de l’arrière, des attentes et des ambiguïtés nées de la défaite. Le tome 2, Le Peuple trahi, montre l’impuissance congénitale de la social-démocratie à faire la révolution sociale et politique qui aurait donné sens à la république ; il montre aussi les intrigues d’opportunistes, d’affairistes et d’anciennes élites unis par leurs intérêts sordides et leurs certitudes cyniques. Le tome 3 porte sur Le Retour du front de soldats auréolés du mythe de l’armée invaincue qui n’a jamais laissé l’ennemi toucher le sol allemand, soldats fatigués et manipulés, qui n’ont plus la force de demander autre chose que la paix, et dont certains, détruits psychologiquement par la guerre, basculeront dans le culte de la violence. Le tome 4 est tendrement consacré à Karl et Rosa.

S’il s’appuie sur une vaste documentation, le roman est aussi expressionniste, il use des libertés de l’imagination dramatique et transforme le fantastique en mystique : certains personnages ont des hallucinations étonnantes, qui semblent plutôt relever de l’apparition. Comme Dostoïevski, Döblin écrit un roman socio-politique et quasi-policier sur fond philosophico-théologique : certains personnages découvrent la foi voire la sainteté. Comme dans Sous le soleil de Satan de Bernanos et dans Le Diable et Marguerite de Boulgakov aussi, le monde est l’enjeu d’un combat du bien et du mal, entre Dieu (représenté par les apparitions d’un célèbre mystique rhénan, Johannes Tauler) et de Satan, séducteur aux mille tours, habile prince de ce monde. Voilà le sens profond dela décision par où la liberté se prouve en acte. Dans cette polyphonie, dont Döblin orchestre superbement le contrepoint, des voix qui sont aussi des voies : au lecteur de reconnaître les sympathies et la leçon de Döblin. Mais il est emblématique que tout se termine sur le sacrifice de Karl et Rosa, premières victimes du fascisme et martyrs d’un avenir meilleur, pour avoir douté – prophétiquement ? - devant les moyens violents de la Révolution ; il est emblématique que ces héros, dont Döblin souligne l’humanité, rejoignent dans le combat final, désespéré apparemment - consenti pour l’honneur, en prenant date pour l’avenir – un autre héros, anonyme : Friedrich Becker, ancien combattant, officier dont les blessures de guerre et la convalescence s’accompagnent de la redécouverte de l’évangile et de l’exigence de vérité et de justice. Le penchant mystique que Döblin imagine en Rosa semble signifier qu’avant et au-delà d’une Révolution terrestre réussie, il faut la conversion, par où Döblin rejoint peut-être Péguy, autre socialiste chrétien, qui demandait certes «des mains» (pas «sales» mais actives) et mettait en garde contre la confusion entre mystique et politique.

Vrai héros du roman, Becker est un officier courageux, grièvement blessé qui survit dans un lazaret alsacien aux blessures du corps pour entrer dans une évolution spirituelle, sous la conduite de Tauler. Revenu désabusé de la guerre et écoeuré du chauvinisme, il n’arrive pas à reprendre une vie «normale» de professeur de lettres classique : c’est la figure du vrai héros, modeste et travaillé par de profonds questionnements sur le sens et les valeurs, qui sera chassé de son poste, parce qu’il n’accepte pas de jouer le rôle de caution d’un patriotisme revanchard (ses cours sur Antigone et les droits de la conscience morale individuelle révoltent les parents – des planqués bourgeois de l’arrière – ; il irrite aussi leurs fils – futurs cadres nazis ? futurs comploteurs contre Hitler de 44 ? – adolescents enthousiastes manipulés, éduqués dans le culte prussien de l’Etat militaro-bureaucratique et qui ne rêvent que de vengeance, radicalisation de la répression et violence comme moyen de salut pour la nation : folle hybris.

Becker présente des ressemblances avec l’évolution spirituelle de Döblin qui fut médecin militaire en Alsace : méfiant devant le spartakisme et hostile au léninisme comme à toute exaltation de la violence, il dépassera sa volonté de garder les mains pures et se jettera dans le combat des pauvres gens : mais à sa façon, sans cautionner la solution totalitaire. Sujet d’actualité : Becker se trouve aux prises avec un scandale pédophile dans son lycée mettant en cause le directeur de l’établissement… Sans justifier le coupable, le chrétien Becker tente d’agir décemment, selon la vraie morale et la charité, avec quelques scrupules aussi : la décence même selon Döblin. En face : la fange de la bonne conscience haineuse, relayée lâchement par l’institution scolaire et l’autorité de l’Etat, qui ont permis deux guerres mondiales et le fascisation de la société. On lira avec intérêt cette histoire en imaginant la transposition contemporaine.

Comme W. Benjamin, Döblin, lecteur de Pascal et de Kierkegaard, donne une «histoire des vaincus» plus vraie que celle des historiens académiques ; hanté par le dilemme de l’efficacité politique dans le monde ou de la sainteté (la fin et les moyens), il tente d’accorder dans une vie sérieuse et engagée dans son temps, sinon la Révolution et l’Evangile, du moins la foi en l’homme et des actes de résistance légitime au Mal. Et la littérature en témoignant et en s’engageant participe de combat. Si les solutions peuvent nous sembler problématiques ou ambiguës, du moins Döblin pose-t-il honnêtement les questions et leur donne-t-il chair avec la force dramatique de son talent et avec un souffle épique et éthique remarquable.


Nicolas Plagne
( Mis en ligne le 06/04/2010 )
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