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De la fiction à l’histoire | | | François Kersaudy L'Affaire Cicéron - 1943 Perrin - Tempus 2010 / 8 € - 52.4 ffr. / 210 pages ISBN : 978-2-262-03208-1 FORMAT : 11cm x 18cm
L'auteur du compte rendu : Antoine Picardat est agrégé dhistoire et diplômé en études stratégiques. Il a enseigné en lycée, en université, aux IEP de Paris et de Lille, et été analyste de politique internationale au ministère de la défense. Il est actuellement élève-administrateur territorial à lInstitut national des Études territoriales à Strasbourg. Imprimer
Pour les cinéphiles avertis, LAffaire Cicéron (Five fingers dans la version originale) est un film hollywoodien de Joseph Mankiewicz (1952), avec James Manson et Danièle Darrieux. Ce film despionnage raconte comment, en 1943-1944, un employé turc de lambassade du Royaume Uni à Ankara, photographie et communique aux services allemands plusieurs documents secrets sur la stratégie alliée. Si le générique précise que le film est «basé sur des faits réels», le spectateur se doute que lhistoire a dû être quelque peu arrangée, afin de correspondre aux canons hollywoodiens.
Avec LAffaire Cicéron, François Kersaudy, historien spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, revient sur les faits qui sont à la base du film. Il commence par rappeler le contexte général dans lequel est intervenue cette affaire. Il sagit pour lessentiel des intenses manuvres diplomatiques conduites par les Britanniques à partir de la mi-1943, pour convaincre la Turquie de déclarer la guerre à lAllemagne. Située sur le flanc sud de lEurope sous domination allemande, contrôlant le passage entre la Méditerranée et la mer Noire, et donc lURSS, la Turquie est une pièce essentielle des plans britanniques pour la fin de la guerre. Et Churchill a toujours été attiré par cette région, qui lui a souvent inspiré des combinaisons stratégiques pas très heureuses, comme lexpédition des Dardanelles en 1915.
François Kersaudy présente tout cela de manière concise et précise, en même temps quil se penche sur laffaire elle-même, suivant trois axes principaux : la relation des faits, la réfutation du film et la recherche de nombreuses questions restées sans réponse. Les premier et troisième aspects, les faits et le jeu des questions-réponses, sont évidemment étroitement liés.
Les faits, au moins dans leurs grandes lignes, sont bien établis, grâce aux mémoires des principaux acteurs tout dabord, et aux archives progressivement déclassifiées ensuite. Lagent auquel les services allemands ont donné le nom de code de Cicéron était un modeste turc du nom dElyesa Bazna, valet au service de lambassadeur de Grande-Bretagne à Ankara. Apparemment de sa propre initiative, il a pris contact avec lattaché de lambassade dAllemagne, Ludwig Moyzisch, en lui proposant de lui fournir, contre une solide rémunération, des clichés de documents directement extraits du coffre de son employeur.
Cette petite combine a duré quelques mois, apparemment de novembre 1943 à avril 1944, et sest terminée parce que Cicéron se sentait surveillé. Tout le monde semble y avoir trouvé son compte, puisque les services allemands ont jugé que les documents fournis et transmis à Berlin présentaient un intérêt majeur. Sy trouvaient notamment le compte rendu de la conférence de Téhéran (novembre 1943) et de nombreux rapports, mémoires et télégrammes, sur les tentatives anglaises pour entraîner la Turquie dans la guerre. De son côté, Bazna-Cicéron a empoché plusieurs milliers de Livres Sterling, de quoi vivre aisément dans la Turquie daprès-guerre. Malheureusement pour lui, il nen a pas profité longtemps, puisquil sest très vite avéré que les Allemands, professionnels du double-jeu, avaient rémunéré laudacieux amateur en fausse monnaie !
Sans surprise, le film de Mankiewicz prend évidemment dimportantes libertés par rapport aux faits, ce que François Kersaudy souligne à plusieurs reprises. Il ny a notamment pas de comtesse polonaise (Danièle Darrieux) à lhorizon. Il ny a pas non plus, parmi les documents transmis, les plans dOverlord, le débarquement en Normandie. On se demande dailleurs bien pourquoi ils auraient dû se trouver en Turquie ! Bazna-Cicéron, le vrai, navait pas la prestance, ni surtout lassurance de Cicéron-Manson, sa version cinématographique. On peut le comprendre : à espionner son employeur, il risquait gros. Dailleurs, entre les Allemands balourds, caricatures de Teutons et les Anglais, distingués mais qui ne voient ni ne comprennent rien à ce qui se passe, le film caricature allègrement les uns et les autres, pour que le rôle de chacun soit clair pour les spectateurs.
Une fois la vérité rétablie, François Kersaudy reconnaît quil reste un certain nombre de questions auxquelles il faut essayer de répondre. Ces questions ont été posées, notamment en Angleterre, dès les années 50, quand sont sortis le film et les mémoires de Moyzisch, de von Papen, puis de Bazna. Au-delà de savoir si lhistoire était vraie, beaucoup se sont demandés sil sagissait dune manuvre anglaise dintoxication, destinée à détourner les Allemands des véritables objectifs alliés de la fin de la guerre. Apparemment, ce nest pas le cas. Autre question : Bazna a-t-il agi seul ou a-t-il eu un ou des complices ? La réponse est moins claire. Il faut dire que le personnage est assez mystérieux et volontiers affabulateur, voire mythomane, et que ses versions des faits sont bourrées de contradictions, ce qui naide pas à sy retrouver.
Au total, cette Affaire Cicéron vaut largement un roman despionnage. Moins romantique, spectaculaire et tordue quune fiction, cet ouvrage rappelle que les affaires de renseignement sont souvent assez simples dans leurs grandes lignes, mais quelles mêlent enjeux politiques et destins humains, ce qui les rend au fond très complexes.
Antoine Picardat ( Mis en ligne le 29/06/2010 ) Imprimer
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