| Ryszard Kapuściński Le Négus Flammarion 2010 / 17 € - 111.35 ffr. / 227 pages ISBN : 978-2-08-123176-4 FORMAT : 13,5cm x 21cm
Traduction de Véronique Patte Imprimer
Il y a une quarantaine dannées, quelques habitants de lîle brûlée de soleil et de misère appelée Jamaïque se mirent à chanter des hymnes à la louange du dieu noir quils sétaient donnés, en accord avec la prophétie du leader noir Marcus Garvey accolée à une interprétation pour le moins ébouriffante des écritures vétérotestamentaires et apocalyptiques. Ce dieu se trouvait à la tête de lÉthiopie de 1922 à 1974, puisquil sagit de Sa Majesté lempereur Hailé Sélassié Ier, Ras Tafari, Négus, Roi des Rois et Seigneurs des Seigneurs, Lion Conquérant de la Tribu de Juda, Lumière du Monde, Élu de Dieu et rejeton de David (pas moins). Lorsque lon représenta aux rastafariens que le Négus, du reste chrétien copte, avait nié sa divinité, ceux-ci répondirent par un haussement dépaules et cette parole digne des plus subtils théologiens : «Dieu lui-même ne peut rien contre laccomplissement de la prophétie».
Ce nest pas à proprement parler le Christ noir des psalmistes hallucinés de la Jamaïque qui intéresse lauteur du Négus, pas plus, dailleurs, que «lempereur volant» qui fascinait chancelleries et peuples au milieu du siècle dernier, ce chef dÉtat qui fait irruption sur la scène de lhistoire quand, du haut de la tribune de la Société des Nations, il dénonce linvasion de son pays par lItalie fasciste. Peine perdue : lOccident fait la sourde oreille. Hailé Sélassié recouvre tout de même son trône en 1941, suite à la victoire des troupes britanniques en Éthiopie. En 1975, il sera renversé puis exécuté en catimini par les marxistes du Derg de Mengistu Hailé Mariam, le «Négus Rouge», accusé en 2006 de «génocide» contre son propre peuple et condamné à mort par contumace. Lhomme peint dans Le Négus, cest lautocrate confit en son palais dAddis Abeba, le triste sire uniquement occupé de contenir sous sa main le magma des lèche-bottes jetés à corps perdu dans la brigue et les querelles de préséance, le grouillement des courtisans rompus aux arts subtils de la génuflexion, de la délation et du brigandage.
On a pu lire ici et là que le mérite de Ryszard Kapuściński résidait dans le fait davoir, avec quelques autres (Kessel, Londres), élevé le reportage au rang de littérature. Si lon entend par là que son style vole un peu au-dessus du sabir qui nous est servi quotidiennement dans la presse, soit, mais on sera en droit de ne pas sextasier face à si mince exploit. Si lon tient en revanche quun Kapuściński mérite ne serait-ce que de caresser la plante des pieds des grands écrivains, on divague. Et si littérature il y a dans Le Négus, elle sort moins de la plume de lauteur que de la bouche des hommes quil interroge, dont il a su on ne lui enlèvera pas ça recueillir les savoureuses complaintes. Qui sont ces témoins ? Danciens importants vomis par un palais écroulé, des larbins nostalgiques de leurs microscopiques charges, errant, somnambules, dans le songe dispersé de lEmpire. Pour Kapuściński, ils se font les bardes tragi-comiques de leur déconfiture.
Ah ! Ils sont attendrissants, ces rebuts
Une piquante poésie senroule autour de leur sens commun à rebours. Oui, si Kapuściński a montré un talent, cest davoir su sortir ces âmes déboussolées du non-être où, des pieds du trône dun Ubu rassis, elles avaient dégringolé. Leur vie orbitait autour dHailé Sélassié Ier, réduit à un tas dossements sous la dalle dun palais évanoui. Comment ces orphelins ne seraient-ils pas interloqués par ce prodige que ce qui avait duré trois mille ans, et devait durer trois mille ans encore, sest volatilisé : «Dun coup», nous dit lun deux, «dun seul, hop ! Fini, plus de Palais ! Vous avez beau le chercher, il est introuvable. Vous posez des questions, personne ne vous dit où il est». Nest-ce pas charmant ? Ces Saint-Simon de rencontre défilent devant nous, épluchant le barnum impérial tout en magnifiant le souvenir de leur inepte sacerdoce : voici dabord le ci-devant «porte-coussinet», rompu dans lart subtil de choisir, précisément, le coussinet destiné à accueillir les augustes pieds de lempereur en majesté ; il est suivi dun préposé à la propreté certes singulier, puisqu'il fut chargé, durant dix années de raouts au palais, de lustrer les pompes courtisanes souillées par Lulu, chihuahua impérial et plénipotentiaire ; quant au croquignolesque «coucou de son Éminente Majesté», sorte dhorloge humaine, il déclare sans ambages : «la courbette était mon unique métier, voire mon unique raison de vivre», ajoutant, avec une indignation justifiée : «mes révérences avaient un caractère fonctionnel et rationnel, elles servaient un intérêt général, étatique et donc supérieur, alors que la Cour regorgeait de dignitaires qui sinclinaient avec zèle et sans aucune logique chronologique». Tel courtisan déroule quant à lui limpérieuse nécessité dun palais en tout lieu où lempereur transportait sa bienveillante personne, en ville comme au milieu des dunes
En somme : le despotisme, tel quen lui-même enfin labsurdité le change. Chose remarquable, nos laquais déchus négratignent jamais leur ancien maître quen passant. Cest que ces bons bougres, plus impérialistes que lempereur, ne se sont pas remis du culot de la racaille marxiste, qui, pour quelque insondable raison, a osé déposer leur Ras adoré. Ils sont de leur temps, celui des sociétés traditionnelles, lesquelles tiennent pour sacrilège la moindre ingérence dans lordre des choses.
Le Négus, puisquil est question de lui, se présente en petit potentat périmé, dénué de cette poésie qui nous rend sympathique un Caligula ou un Néron. Suétone rapporte que le premier, entre autres faits darmes, exécuta une nuit une danse au son des flûtes devant trois consulaires terrifiés, tandis que le second se piquait de remporter la palme du concours de chant, au besoin en intimidant le public ; preuves quen 2000 ans, le métier dempereur a perdu de son agrément. Sélassié nous apparaît, dans la peinture de ses anciens valets de premier ou douzième rangs, sous les traits dun demi-dieu constipé, exerçant sa précaire domination sur un marigot de grenouilles prosternées, quun coup dil fugace de «Sa Magnanime Majesté» embrase comme le doigt de lange fait la Thérèse du Bernin. Le Négus, nul en politique intérieure, se perd avec assiduité dans le babillage de ses ministres, quil choisit pour leur incompétence ; il saffaire cependant, interdisant lécriture de lhistoire, supervisant jusquà lachat des draps du plus petit hôtel de la ville, enfin baptisant de son propre nom tout édifice nouvellement construit. Jour après jour, il élève des dignitaires, en abaisse dautres, en élimine au besoin, puis sort en ses jardins nourrir ses lions et ses panthères ce qui est pittoresque , mais pas avec ses ministres déchus ce qui lest moins. Naturellement, lautocrate règne par et dans la crainte. Le palais est un véritable panier de crabes, dont les parois suintent langoisse : empereur, dignitaires, valetaille, tous marinent avec une égale fébrilité dans ce jus fétide. Malin, Sélassié use, avec une rigueur irréprochable, dune méthode qui a fait ses preuves : «Notre Bienveillant Monarque jetait des piécettes aux pauvres, mais couvrait de largesses ses courtisans». Corruption et reptation ne sont pas seulement utiles, elles sont nécessaires : «Se servir dans la caisse était la norme, ne pas le faire était déshonorant. Refuser sa part était un signe de faiblesse, de balourdise, dimpuissance pitoyable et pathétique». Linfortuné Tekele Wolda Hawariat, grand patriote, ancien résistant à lItalie mussolinienne, rechigne à se remplir les poches : il finit décapité.
Tout à ses intrigues, le palais laisse tranquillement dépérir le pays : «Entre nous soit dit», avoue un ancien dignitaire, «il nest pas mauvais daffamer le peuple pour le maintien de lordre public et de la soumission nationale». Deux mondes coexistent sans se toucher, comme lexprime un courtisan avec un surprenant bonheur dexpression : «Largent, dans un pays riche et dans un pays pauvre, ce nest pas du tout pareil ! Dans un pays riche, largent, cest un bout de papier avec lequel on peut acheter des produits au marché. On est tout simplement un client. Même un millionnaire nest quun client comme les autres. Il peut acheter plus de choses, mais il reste un client et rien de plus. Mais dans un pays pauvre ? Dans un pays pauvre, largent est une haie merveilleuse, touffue, odorante, éternellement fleurie, qui protège de tout. Grâce à elle, on ne voit pas la pauvreté rampante, on ne sent pas la puanteur de la misère, on nentend pas les voix provenant des bas-fonds. [
] Quand on est riche, on voit son pays comme une terre exotique. [
] Si on a envie, on peut devenir explorateur dans son propre pays. On peut devenir un Christophe Colomb, un Magellan, un Livingstone» (nous soulignons).
Dans les années 1960, alors que le trône impérial commence à se lézarder, un drôle doiseau tombe du ciel : le Développement. Citons encore un de nos témoins : «Une manie, mon cher ami, sempara de cet univers fou et imprévisible, la manie du Développement. Tout le monde aspirait au Développement ! Chacun ne pensait plus quà la manière de se développer, non pas naturellement, en conformité avec la loi divine selon laquelle lhomme naît, se développe et meurt, mais de façon extraordinaire, dynamique et puissante. Tout le monde voulait se développer pour épater et rendre jaloux, se faire remarquer et applaudir. Doù venait-elle, cette manie ? Nul ne le sait». Et encore, bon comme du bon pain : «Notre Empire existait pourtant, depuis des siècles, des millénaires même, sans avoir connu le moindre Développement». Ceci enfin : «Nous ne pouvions exister que dans limmobilité». Les imbéciles seuls riront, qui senorgueillissent de ne pouvoir exister que dans la mobilité.
Au demeurant, le développement ne fut jamais bien plus pour lempereur dÉthiopie quune crécelle dans la main dun lépreux : un joujou quon agite bruyamment, mais qui ne jugule en rien la gangrène. En ces années de développement postiche, de jeunes Éthiopiens rapportent des universités étrangères des ferments de désordre : la pensée et le communisme alors consubstantielles, paraît-il. «Le destin me frappa dun grand malheur», se remémore un ancien courtisan : «Mon fils Haïlu qui, pendant ces pénibles années, étudiait à luniversité, se mit à penser. Oui, à penser. Or il faut que je vous explique, mon ami, que la pensée était, à cette époque, un handicap, voire une infirmité. Sa Sublimissime Altesse, dans son constant souci dassurer le bien et le confort de ses sujets, ne ménageait aucun effort pour les protéger contre ce handicap et cette infirmité». Plus beau encore : «Un beau jour, [mon épouse] me dit que Haïlu avait dû se mettre à penser, car il avait grise mine». On imagine quelque jeune Michel Onfray
Le père tente dexorciser son fils : «Jai dit à Haïlu : «Laisse tomber la pensée ! Elle ne te mènera à rien. Arrête de réfléchir et fais la fête ! Regarde un peu les autres qui écoutent la voix de la sagesse. Ils ont lair serein, leur visage nest pas ombrageux, ils samusent comme des fous, ils se défoulent dans les divertissements. Leur seul souci est de sen mettre plein les poches. Sa Majesté encourage ce genre de préoccupations». Comme quoi, glaciation autoritaire et ''teuf'' libérale libertaire ont plus en commun quon ne croit.
La découverte par des journalistes étrangers de la famine qui ravage lÉthiopie précipite le naufrage. Lidolâtrie sessouffle parmi le peuple, comme lexprime avec une verve encore admirable un interlocuteur de Kapuściński : «Au passage du cortège impérial, les sujets de Sa Majesté se prosternaient, front contre terre, et comment ! Mais cela navait rien à voir avec les prosternations dantan ! Jadis, mon ami, on sétalait à plat ventre, à en perdre conscience, le visage dans la poussière, on se roulait dans la boue, on tremblait, on frémissait au sol, tout le bas peuple sanéantissait, tendait les mains, implorait la pitié. Alors que là, les gens, certes, tombaient, mais leur chute était sans vie, endormie, contrainte, mécanique, ils tombaient pour avoir la paix, lentement, paresseusement, bref, ils tombaient à contrecur». En 1974, Sélassié, acculé dans son palais, prend la douloureuse décision de ne rien faire, laissant son entourage médusé. Dans le grand hall chaque jour plus clairsemé, les rebelles viennent de temps à autres se saisir de courtisans, lesquels tentent de se glisser derrière les rideaux ou sous les tapis, comme des enfants apeurés. Sa Sublimissime Altesse, stoïque ou sénile, on ne sait trop, se contente de jeter des quartiers de viande à ses lions et des graines à ses piafs. Soudain, alors quon eût pu croire les carottes cuites, le Roi des Rois secoue sa torpeur, et impose à ses gens confinés au palais, quoi donc ? Des cours de gymnastique
Néron est écrasé. La gymnastique obligatoire, il fallait y penser, et dailleurs, il eût été surprenant que la sagesse surabondante du Seigneur des Seigneurs ne se déversât pas sur ses sbires. Elle le fit, témoin ce subterfuge inouï : «Pour que les rebelles ne raflent pas tout le monde dun coup, le grand chambellan de la cour eut recours à un stratagème habile en ordonnant de pratiquer la gymnastique par petits groupes».
Valéry a révélé aux civilisations quelles étaient mortelles ; Kapuściński leur enseigne quil leur est loisible de recevoir lextrême-onction sous la forme dun peu de sueur.
Jean-Baptiste Fichet ( Mis en ligne le 16/11/2010 ) Imprimer | | |