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Guerre et paix au temps de l’hitlérisme | | | Alexander Werth La Russie en guerre - 2 tomes Tallandier - Texto 2011 /
- Tome 1, La Patrie en danger, 1941-1942, 711 p., 12 , ISBN : 978-2-84734-760-9
- Tome 2, De Stalingrad à Berlin, 1943-1945, 613 p., 12 , ISBN : 978-2-84734-761-6
Traduction de Michel Zéraffa
Préface de Nicolas Werth
L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Entrée discrètement, et aux côtés de lAllemagne nazie (du fait du pacte Molotov-Ribbentrop), en Seconde Guerre mondiale lors de linvasion de la Pologne, en septembre 1939, lURSS entre plus officiellement dans le conflit au 22 juin 1941 avec le début de linvasion allemande (opération Barbarossa) : la guerre à lEst future grande guerre patriotique débute, qui voit limpressionnant dispositif militaire allemand, taillé en pointe façon blitzkrieg, à lassaut du continent russe et du général hiver (signalons que la campagne impériale de Russie fait lobjet dune réédition dans la même collection ''Texto'', décidément très portée sur lEst)
Un tournant majeur dans le conflit, et larrivée, dans le camp allié, dun partenaire puissant et peu commode, Staline. La guerre à lEst donc, qui va fixer, pour 4 ans, une grande partie des forces allemandes (il faut dire que certains pays vaincus se gardent très bien eux-mêmes
cest la logique de la collaboration) et épuiser la Wehrmacht et son intendance sur des kilomètres de routes plus ou moins carrossables, sous un climat difficile (à lhiver succède la raspoutitsa printanière), dans des sièges longs et incertains (Leningrad notamment, mais également Stalingrad, Sébastopol et Moscou dans une certaine mesure
), des batailles éprouvantes (Koursk) avec, dans les interstices, une guerre de partisans. Une guerre qui devient rapidement totale (et à cet égard, le discours prononcé par Goebbels au Sportpalast, après la défaite de Stalingrad, répond clairement aux directives stratégiques de Staline appelant à ne pas reculer devant Moscou), et où, bien avant les kamikazes nippons, on voit des aviateurs russes se précipiter, faute de munitions, sur les avions allemands lors du siège de Leningrad. Une guerre idéologique, au service dun projet colonial (drang nach osten et lebensraum), qui brasse civils et militaires, et place les forces économiques et industrielles au cur de la bataille. Une guerre vécue, observée, analysée par de nombreux commentateurs soviétiques (à commencer par I. Erhenbourg et V. Grossman) et finalement peu détrangers
Mais il y eut dans le lot Alexander Werth, témoin tout autant privilégié.
Grand reporter pour le Sunday Times et correspondant de guerre en URSS, parfaitement russophone (il a vécu durant toute sa jeunesse à Saint-Pétersbourg / Leningrad), Alexander Werth entreprend, avec cet ouvrage certes rédigé vingt ans après, mais fondé sur des lectures, des témoignages et des souvenirs, une véritable histoire globale de la guerre sur le front Est ci-devant «grande guerre patriotique de lURSS» - qui mêle grande et petite histoires, diplomatie, économie, stratégie, expériences individuelles et drames collectifs. Le récit alterne donc les échelles, passant du stratégique à lindividuel, comparant un discours officiel et un souvenir personnel, développant lettres, poèmes, chansons autant que des directives ou des comptes-rendus dopération.
Le lecteur actuel trouvera sans doute à ce récit des airs de déjà vu : lexpérience de la guerre, la «culture de guerre» sur le mode propagandiste, la question des massacres de prisonniers, des crimes de guerre, des viols, des partisans, de loccupation vécue
tout cela est désormais connu et bien connu, de même que la politique menée par Staline au sein de la guerre (exemple du ghetto de Varsovie, abandonné à son sort par opportunisme politique)
Mais voilà, en 1964, louvrage était à la fois novateur dans ses thèmes, ses approches, et révolutionnaire dans ses révélations. Si, depuis les années 60 (1961-1965), lURSS avait entrepris de publier une histoire officielle de la Grande guerre patriotique, Werth en donnait, lui, une version sinon officieuse (il nhésite dailleurs pas, dans son texte, à évoquer le texte «officiel» pour le mettre en balance avec ses propres informations), en tous les cas dégagée (autant que faire se peut) de la gangue idéologique, et certainement plus proche de la réalité vécue. Mais en lui adjoignant une ampleur de vue, une échelle plus petite qui est la marque du bon journalisme. Lecture importante donc, marqué par un style efficace : une fresque, dans le bon sens du terme.
Après la réédition de Leningrad 1943 en 2010, beau reportage sur une ville assiégée qui se libère à peine, le lecteur francophone, alléché par cette première mise en bouche, était en droit dattendre la publication du maître ouvrage de Werth, La Russie en guerre, considéré par un William L. Shirer comme un classique
Cest donc chose faite, et qui plus est dans une édition très accessible et impeccablement présentée, avec cartes, index, chronologie et une excellente préface (répétée deux fois ! de Nicolas Werth, déjà préfacier de Léningrad 1943). Un grand texte donc, à découvrir durgence, avec, en arrière-plan, les excellents ouvrages dAnthony Beevor (Stalingrad, Berlin), Jean Lopez (Stalingrad, Koursk, Berlin) ou encore, dans la catégorie témoins, dAugust von Kageneck et Vassili Grossman. Bref, un pas de plus dans la connaissance de ce théâtre majeur de la Seconde Guerre mondiale, et un ouvrage indispensable aux amateurs dhistoire de la guerre, que le front russe intéresse.
Détail amusant pour un ouvrage qui se revendique vériste, la couverture du volume 2 exploite la célèbre photographie dEvguéni Khaldei le soldat agitant le drapeau soviétique du haut du Reichstag dans sa version «retouchée» (dans la version originale, le soldat soviétique qui tient son camarade a deux montres bracelets au poignet, symptôme dun pillage en règle bien malséant pour des héros libérateurs). Clio est taquine !
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 01/03/2011 ) Imprimer
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