| Karine Salomé L'Ouragan homicide - L'attentat politique en France au XIXe siècle Champ Vallon - Epoques 2011 / 25 € - 163.75 ffr. / 320 pages ISBN : 978-2-87673-538-5 FORMAT : 15,5cm x 24cm
L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Si le dix-neuvième siècle ninvente pas la violence politique, il en théorise néanmoins les effets, et va même jusquà linscrire dans un vocabulaire politique élargi (le terme «terrorisme» fait son entrée dans le dictionnaire de lAcadémie en 1798), qui intègre la violence comme fait politique, mais également culturel, social et anthropologique. Une violence que Karine Salomé, de luniversité Paris I-Sorbonne, aborde habilement par le biais du fait lattentat - plutôt que par celui du dessein politique, ou supposé tel la terreur, et donc le terrorisme. Une approche empreinte de positivisme donc, qui débouche sur une étude des plus intéressantes sur lattentat au dix-neuvième siècle, dans le contexte français, comme une préhistoire du terrorisme
les faits, mais pas que les faits. Car lapproche de lauteur est avant tout anthropologique : lexplosion (au propre et au figuré) de violence inaugure louvrage, mais on glisse, rapidement, vers les divers échos («médiatique», policier, social), afin de cerner les contours dun objet historique flou, lattentat. Les chapitres, aux titres inspirés (Le Carnage, Émotions, Enquêtes, Lattentateur, Intentions) déroulent chronologiquement les étapes de chaque affaire, partant de la bombe pour revenir à son lanceur, sans trop de discours idéologiques. Il ne sagit en effet pas dune histoire du terrorisme, par essence politique, mais plutôt dune démarche dhistoire culturelle à la manière dAlain Corbin, autour dun fait social, hors des idéologies et des discours de légitimation. La «propagande par le fait», sans ses prophètes !
Des attentats, le dix-neuvième siècle français en a connu, et de fameux : de laffaire de la rue Saint Nicaise aux «marmites» de Ravachol, en passant par les diverses machines infernales et autres conspirations de poudres et poignards, le siècle du progrès fut fertile en violences et crimes divers. Les princes sont fréquemment les cibles de cette pratique nouvelle qui sapparente au tyrannicide tout en sen distinguant par la motivation. Napoléon inaugure le genre, mais tous les dynastes un prince du sang, comme le duc de Berry, des monarques, des empereurs - sont visés, et donc tous les régimes. Les enjeux diffèrent, mais lémotion populaire demeure et même la République, pourtant impersonnelle, sincarne, par le biais de lattentat, en la personne de magistrats, voire de simples quidams désignés comme «bourgeois» et devenant dès lors cible légitime. On ne fait dès lors que passer dune violence ciblée à lattentat à laveugle, terroriste par essence.
Dans cet ouvrage qui brasse, avec méthode, fonds judiciaires, archives de presse et témoignages de contemporains, Karine Salomé décrypte les jeux de mise en image. Car dans lattentat, tout le monde communique dune manière contestable, «pathologique» (J. Habermas) dans le cas des terroristes. Les criminels, mais surtout lEtat, la presse, et jusquau public participent à une immense mise en scène de la violence politique. La bombe éclaire un problème, un débat : elle senracine dans un conflit politique, suppose non seulement un/des coupable(s), mais également une organisation, une technique (bombe, couteau, pistolet, «machine infernale»), un décor. Le tout décrypté avec finesse par lauteur.
De ce fait, la part de lEtat saffirme : lenquête et lavènement, long, des experts de la médecine légale, le procès, la sentence
lEtat sempare du phénomène, linstrumentalise même dans une certaine mesure, pour justifier des politiques sécuritaires. Dans la presse, le discours sur lattentat est, peu à peu, formé, instrumentalisé, et la sérigraphie (utilisée et largement commentée dans louvrage) intègre davantage le lecteur à lémotion ambiante (le choc des images avant le poids des mots !) : cible collatérale, le public est finalement rattrapé par la bombe, dautant que le crime, lexplosion constituent des faits divers très porteurs et visuellement expressifs. Bien avant Karlheinz Stokhausen et ses réflexions sur le 11 septembre, un poète, Laurent Thaillade, discerne, non sans provocation, dans lattentat une forme dart. Doù la sérigraphie, la fascination, la presse autour des lieux frappés, le bruissement de lopinion, les rumeurs, les complots, les dénonciations : il y a autour de lattentat, épicentre, une succession de réactions, à charge pour les autorités dapprendre à faire le tri, afin de percer le mystère.
Louvrage de Karine Salomé, dans la foulée dautres études récentes et de qualité (LIntrouvable complot, éd. EHESS, de Gilles Malandain qui traite de laffaire Louvel), vient à point pour rappeler la préhistoire dun phénomène contemporain devenu majeur, le terrorisme : en optant pour une approche anthropologique très réussie, l'auteur parvient à dépasser la question rituelle de la définition et de ses ambiguïtés. Une démarche qui place le lecteur au cur du maelström, cet «ouragan homicide», et lui fait entrevoir, par touches, les motivations des «attentateurs», les pratiques de lEtat confronté au phénomène, les échos, les conséquences variées
Du crime et de son dénouement, avec, en arrière-plan, une réflexion sur lapprentissage, mais également le dévoiement du politique au dix-neuvième siècle.
Une réflexion à placer dans la lignée des travaux de C. Tilly sur la violence, ou encore en contrepoint au «procès de civilisation» de N. Elias. Un excellent ouvrage, attentif à son objet, et qui, du fait dune méthodologie impeccable, propose du phénomène une lecture originale, sans sensationnalisme ni complaisance facile.
Une monographie qui, assurément, fera date.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 26/04/2011 ) Imprimer | | |