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Histoire & Sciences sociales  ->  Période Contemporaine  
 

L’œil était dans le charnier et regardait Goebbels…
Florent Brayard   Auschwitz, enquête sur un complot nazi
Seuil - L'univers historique 2012 /  24 € - 157.2 ffr. / 530 pages
ISBN : 978-2-02-106033-1
FORMAT : 15,2cm x 24cm

L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris X – Nanterre et à l’IEP de Paris.
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Chercheur au CNRS (IRICE), Florent Brayard est sans doute l’un des meilleurs connaisseurs de la question du génocide juif, un objet auquel il a consacré la majeure partie de sa carrière de chercheur, s’interrogeant tant sur sa négation (Comment l’idée est venue à Mr Rassinier) que sur sa réalisation (La «solution finale de la question juive». La technique, le temps et les catégories de la décision). Cet ouvrage, aboutissement éditorial d’une réflexion élaborée pour une thèse d’habilitation, impose : par sa densité, par l’ampleur des questions qu’il pose autant que par l’originalité du biais qu’il propose et donc par la force de ses conclusions.

Le génocide est une affaire connue et labourée par les historiens : les travaux de Saul Friedlander, Christopher Browning, Raul Hilberg, etc., s’ajoutent à ceux de Florent Brayard pour offrir de ce crime de masse un tableau à la fois précis et dense. La question qui se pose alors est simple : que peut apporter à la connaissance de la Shoah un nouvel ouvrage, d’autant plus original qu’il admet ne pas s’appuyer sur de nouvelles archives ? Il ne s’agit plus de saisir les modalités du génocide, ni les diverses pratiques de violence et l’appareil (mental, idéologique, étatique) qui préside à son exécution : les questions posées par Florent Brayard sont d’une autre nature et intéressent le fonctionnement même du nazisme – Etat, régime et idéologie – confronté à un crime si singulier qu’il suppose, pour ses promoteurs eux-mêmes, une phase d’adaptation face à la réalité du crime, une procédure qui conjugue secret et acceptation d’une transgression à un niveau jamais atteint, l’extermination de près de six millions d’individus. Christopher Browning, comme Daniel Goldhagen, ont tous deux traité, à l'échelon d’un bataillon, la question des acteurs face au crime, mais Florent Brayard ne s’occupe pas, lui, des «hommes ordinaires» et s’interroge au contraire sur le premier cercle nazi, celui de la décision.

Dès l’introduction, l’auteur, sans se livrer à une ego histoire incongrue, esquisse une réflexion sur l’appétence du chercheur pour un sujet difficile, ainsi que les questionnements qui inspirent cette recherche. Cette introduction subtile et très problématisée pose aussi une série de garde-fous concernant les enjeux de la thèse en écartant d’emblée les accusations de révisionnisme : il ne s’agit pas d’excuser, ni même de comprendre au sens empathique du terme, mais juste de saisir les modalités (idéologiques, morales autant qu’administratives) d’un crime si inouïe que le secret en fut jalousement préservé, jusque dans les cercles les plus intimes du Führer.

Le cas emblématique de Goebbels – ministre de la propagande, gauleiter de la ville de Berlin – est si manifeste qu’il constitue à lui seul une part importante de la démonstration, un Goebbels qui s’est suffisamment livré dans les milliers de pages de son journal pour qu’on puisse le questionner (et du reste, l’auteur montre que l’approche archivistique, pour importante qu’elle soit, se heurte à des destructions telles de la part des nazis, qu’à l’exception notable des Affaires étrangères, il n’a pas opéré de recoupements dans les autres administrations en charge du projet). Goebbels donc, qui, très sensible à la «prophétie» (auto-réalisatrice) d’Hitler (proclamant, dans ce qui est un slogan politique de 1939, sa volonté d'annihilation des Juifs), découvre peu à peu la réalité de la politique de liquidation du «problème juif» (et l’on peut encore, avec l’auteur, s’étonner de l’absence d’un délégué de la Propagande à la conférence de Wannsee, conférence à laquelle les services de Goebbels avaient pourtant été invités). Si l’antisémitisme est constitutif du projet nazi (et bientôt, à la satisfaction de Goebbels, devenu une politique européenne), si la «solution» du «problème juif» est à l’ordre du jour, l’extermination concrète, sans périphrase, demeure difficile à assumer, et même après Wannsee, Goebbels se berce de l’idée d’une solution autre comme la transplantation (Madagascar ou la Sibérie ?), la déportation et le travail forcé. A cet égard, il faut plutôt se porter au 6 octobre 1943, et à la conférence de Himmler à Posen, pour que le génocide soit désormais acté par le régime. L’œuvre de justification des massacres à grande échelle suppose toutefois un travail idéologique, et l’on découvre un Goebbels confronté, personnellement, à la «barbarie» non plus des Lettons ou des Ukrainiens, mais de ses propres camarades de parti, un Goebbels qui s’abandonne alors à l’idéologie et à la «prophétie» pour justifier les massacres, et bientôt le génocide, en dépit des «scènes déplaisantes» que les rafles font naître…

Reste la mécanique génocidaire elle-même, et F. Brayard montre combien la paranoïa croissante du régime (notamment à partir de Stalingrad) alimente l’antisémitisme, expliquant tout revers par l’action, voire la seule présence d’une communauté juive. Il s’intéresse surtout à l’évolution du concept d’extermination dans la sphère publique, analysant, un peu à la manière de Victor Klemperer (LTI), les occurrences du terme et l’évolution de leur signification (et des méthodes à employer) dans le discours nazi... et cela jusqu’à Nuremberg, où les passes d’armes subtiles entre Rosenberg et le procureur américain, sur le sens exact des mots «extermination», «annihilation» prêteraient presque à sourire, si ce n’étaient les horreurs qu’ils recouvrent. On ne peut certes pas réduire l’affaire à un jeu linguistique, et l’auteur va parfois loin dans cette réflexion sur l’emploi des termes (notamment, dans le cas de Goebbels après avril 1942). Mais en mettant en parallèle les éléments factuels et témoignages et en posant les questions «Qui sait ? Que sait-on, et depuis quand ? , il éclaire les ambiguïtés des termes employés pour caractériser la radicalité des méthodes. Autre ambiguïté révélatrice, la distinction faite entre Juifs de l’Est (condamnés) et Juifs de l’ouest (dont les Juifs allemands), qui témoigne, au moins chez Goebbels, d’un antisémitisme toujours aussi meurtrier, mais à degrés…

Et forcément, tout revient à Wannsee (1942), une conférence à laquelle l’auteur consacre une analyse pointue, afin d’en saisir les angles morts, que le seul compte-rendu (un peu arrangé) d’Eichmann ne restitue pas, et ce alors même que les ambiguïtés (notamment sur le sort des mischlinge, les «métis juifs-aryens») existent. Wannsee ou la construction du complot d’Etat, fondé sinon sur un silence, du moins sur un flou autour de la méthode employée (un flou qui s’inspire du flou des paroles d’Hitler lui-même). Pourtant, la pratique du massacre de masse est déjà rodée (cf. le sort des prisonniers soviétiques raflés lors des débuts de Barbarossa et abandonnés à la mort) mais le principe même d’une extermination rapide rebute la raison (savoir et croire, encore et toujours !)… au moins jusqu’à octobre 1943, première étape du processus de révélation (qui voit Hitler revendiquer hautement le génocide).

Cet ouvrage n’est donc pas une nouvelle étude sur le mécanisme de la Shoah, mais plutôt un exercice, à l’échelle de l’Etat nazi et de son fonctionnement, comparable à celui de Christopher Browning pour ses «Allemands ordinaires» du 101e bataillon. Issu d’une thèse d’habilitation, il en a l’épaisseur, la densité (l’auteur a heureusement prévu des «reprises» qui résument chaque partie) et les fulgurances. La question majeure demeure celle de la transgression, et la manière dont le régime (du moins ses hiérarques), la justifie et l’assume, la revendique, dessinant ainsi une chronologie renouvelée de la Shoah : comment l’extermination passe de la diatribe politique à un programme étatique. Un ouvrage réussi, qui, sur un sujet connu, porte un regard neuf, et de ce fait, trouvera une place éminente dans une historiographie pourtant ample.


Gilles Ferragu
( Mis en ligne le 21/02/2012 )
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       de Florent Brayard
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