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Plus longue sera la chute… | | | Ian Kershaw La Fin - Allemagne 1944-1945 Seuil 2012 / 26 € - 170.3 ffr. / 665 pages ISBN : 978-2-02-080301-4 FORMAT : 15,2 cm × 24,0 cm
Pierre-Emmanuel Dauzat (Traduction)
L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
La question se pose toujours, en dépit, ou à cause, de tous les témoignages, les études historiques, les évocations littéraires, etc. : comment se fait-il que le pouvoir hitlérien, qui conduisait lAllemagne vers labîme, ait pu se maintenir jusquau bout, sans réaction massive de la part de la population ? Comment est-il possible que la population allemande ait continué à manifester un soutien au moins passif à un régime qui affirmait vouloir «quitter lAllemagne en claquant la porte», considérant que les Allemands avaient été indignes de leur Führer ? Ny eut-il pas une insurrection au moins des consciences, confrontées à la rumeur croissante du génocide ? On pourrait, comme pour le cas de la Grande Guerre, lancer un débat simpliste entre consentement et coercition
mais plus vraisemblablement, dans une période comme dans lautre, la nuance est de mise et la complexité de la réponse simpose. Cette réponse, lhistorien Ian Kershaw semploie à lapporter dans son nouvel ouvrage, La Fin, en dressant un tableau dense de la période allant de juillet 1944 à la fin de la guerre.
Ian Kershaw est connu pour son étude sur lopinion publique sous le nazisme, et surtout pour sa monumentale biographie dHitler. Plus quune sommité, une statue du commandeur dans le domaine des études sur le nazisme. Aussi est-on en droit dattendre beaucoup de réponses de cette «Fin». Et, passant des sommets de lEtat nazi aux tranchées de lEst, lhistorien en donne, effectivement : le point de départ de cette réflexion est lécho négatif de lattentat du 20 juillet 1944 (mais qui aurait alors osé dire «raté !» ?). A partir de là, il montre la persistance dun attachement, moins à Hitler quau destin commun incarné par lui. Un attachement qui se manifeste, au lendemain de lattentat, par des réactions diverses (colère, soulagement, collecte de fonds, etc.). Stauffenberg et les siens ne furent pas considérés comme des héros, loin de là. Mais un attachement qui se délite, et qui ressemble plus à un long détachement. La fin telle que Ian Kershaw la décrit est une course à labîme : lhistorien dévoile une société et un Etat schizophrènes, partagés entre la conscience de linéluctable et lespérance obligatoire dun retournement.
Car au contexte extérieur inquiétant la défaite se précise, et avec elle, vengeances et règlements de compte sajoutent le poids du régime nazi, sa capacité à convaincre ou à terroriser, le souvenir de novembre 1918 (et lidée quun second «coup de couteau dans le dos» serait un déshonneur national). Les progrès des Alliés, et notamment des Soviétiques, sont utilisés par une propagande qui fait feu de tout bois, comme un repoussoir. On alimente le peuple allemand avec lespoir dune bataille déterminante et le mythe des armes secrètes, on linquiète par lévocation de la barbarie soviétique (barbarie manifeste dès les premières incursions en Prusse orientale, à Nemersdorf), on entretient son moral à coups de grands travaux et de mobilisation permanente, on voudrait le remobiliser en lui exagérant les horreurs des bombardements (le cas de Dresde, devenu lieu de mémoire, est très significatif). Une véritable rhétorique de la volonté se met en place
mais lheure du triomphe de la volonté semble passée
Lauteur traque les critiques, les désapprobations dans les lettres, les carnets intimes, les petits reculs quotidiens à lombre du Reich de mille ans. Pourtant, les autorités sont partagées entre le réalisme dun Speer qui songe à laprès guerre tout en favorisant leffort de guerre et les fantasmes dHitler et des idéologues, convaincus davoir encore les cartes en main. Le cas Himmler est symptomatique de cette tension, Himmler qui tente de négocier avec les Alliés tout en activant le programme dextermination. Il sagit de transformer lAllemagne en une forteresse, darmer chaque Allemand (dans le volkssturm, ultime avatar des milices populaires), de concentrer les ressources (de plus en plus rares), de rationnaliser les moyens et les productions, préserver lindustrie (ou la détruire face à lavancée alliée, grave dilemme), et surtout préparer la contre-offensive ultime qui doit décider de la guerre. Ce sera les Ardennes et le constat dun échec dès le Réveillon 1944
Plus encore quune étude des Allemands et sur laliénation, louvrage se concentre sur le totalitarisme vacillant, moins du fait de la crise que de ses incohérences internes. Cest lEtat qui est le cur de cet ouvrage, lEtat totalitaire déstabilisé, mais qui résiste, un Etat qui ne se réduit finalement pas à son führer, mais pèse de tout son poids sur une société de plus en plus résiliente. Kershaw observe, avec les délices dun entomologiste, la lutte pour le pouvoir entre Goebbels, Speer, Himmler et Bormann
avec, au-dessus et même au delà de la mêlée, un Hitler fatigué qui arbitre moins quil ne sappuie sur sa cour, et en toile de fond, la rumeur sourde dune population de plus en plus sceptique. On suit larmée dans ses derniers retranchements, épuisée par un combat perdu davance mené par un stratège dément. Le tableau du régime est très efficace, et confirme, une fois de plus, la thèse de Martin Broszat (dont Kershaw est un disciple) dune «polycratie» et de ses faiblesses. Mais il montre également linfluence toujours décisive dun Hitler dont les intuitions militaires catastrophiques accélèrent la catastrophe. Et la population, qui lutte pour préserver une normalité qui est encore celle du régime : la fin, certes, mais une fin paradoxale, où les automatismes remplacent la foi en lavenir.
La fresque de Ian Kershaw est réussie : dense, tendue, magistralement maîtrisée, elle éclaire les dernières tentatives du régime hitlérien et, au-delà, les derniers temps de la guerre. Elle séduira les amateurs dhistoire globale de la guerre, attentifs à la complexité de la situation. Quant à la question posée au début, elle demeure trop subjective pour être véritablement traitée : la zone grise, dont parle Pierre Laborie au sujet des attitudes des «Français des années troubles», pèse également de lautre côté du Rhin.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 02/10/2012 ) Imprimer
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