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''Luchaire s’est vendu, il n’a vendu personne'' | | | Entretien avec Cédric Meletta - (Jean Luchaire. L’enfant perdu des années sombres, Perrin, Janvier 2013)
- Cédric Meletta, Jean Luchaire. Lenfant perdu des années sombres, Perrin, Janvier 2013, 445 p., 24.90 , ISBN : 978-2-262-03437-5
(Photo : © Léo-Paul Ridet - Agence Réa, 2012) Imprimer
Parutions.com : Comment en vient-on à publier un premier livre sur un sujet à la fois aussi délicat et sulfureux que Jean Luchaire ? Nest-ce pas risquer de se faire classer trop vite comme spécialiste des «infréquentables» ?
Cédric Meletta : Un livre est un risque ! Un écrivain doit prendre des risques tout en assumant ses responsabilités, celles de chercheur, de créateur, dhonnête homme. Pour ce qui est de ma rencontre avec Luchaire, ça sest passé, il y a de cela, tout juste dix ans. Je préparais une parlote sur «les jeunes et la paix», devant un auditoire de samedi matin à Normale sup. Pour ce faire, javais troussé un papier sur le Jean Luchaire du premier après-guerre, un jeune type doué, convaincu, et dune précocité hors-norme. Je me suis alors renseigné sur les suites de sa carrière et de son curriculum «vital». Jy ai découvert, comme vous tous aujourdhui, ce destin tragique porté par le glauque et les hasards dabord, par les fluctuations de la nature humaine ensuite. Pour couronner le tout, Luchaire représentait une niche éditoriale. Rien de publié, ou si peu. Jai dabord pensé au roman court, ou à la grosse nouvelle, ce «romancetto» si cher à Paul Morand, mais mon patron de thèse men a justement dissuadé. Il fallait se faire. Pour le grand laborieux que je suis, il fallait dabord apprendre lendurance face à la page, se doter dune méthode rigoureuse pour pister lhomme sinueux quil était. Il fallait lire, beaucoup lire et surtout digérer ses nombreuses lectures avec impartialité. Obéir au «Ni juges, ni mouchards !» prescrit par Jean Paulhan
Cest un travail à part entière.
Parutions.com : Avez-vous immédiatement adopté ce style si particulier qui caractérise la prose et la narration de votre travail biographique, ou êtes-vous passé par une rédaction plus canonique que vous vous êtes ensuite attaché à rendre littéraire ?
Cédric Meletta : Comme je lai sous-entendu, jenvisageais le roman court avant la thèse massive, impubliable et chronophage. C'eût été une erreur ! Jean Luchaire est un sujet, un objet pour lequel la méthode historique devenait incontournable. La preuve, la sacro-sainte vérité, le doute et le scepticisme face à larchive débusquée, face à laffabilité embarrassée de ceux quon appelle les «Grands témoins», tellement grands quils en restent anonymes. Après ça, sans trop réfléchir au parti pris stylistique, jai pianoté ma partition, le style indirect libre sest invité en biographie. Beaucoup de romancé aussi, tellement que mon éditeur sest empressé de me rappeler les lois du genre biographique et de minviter expressément à relire La Bruyère
Cest donc tout linverse qui sest produit.
Parutions.com : Quelles ont été les plus grandes difficultés méthodologiques que vous ayez rencontrées, par rapport aux considérables archives consultées et plus généralement dans vos recherches documentaires ? Y a-t-il des fonds, des ressources, des pièces auxquels vous nayez pas eu accès et qui auraient pu être très éclairants ? Avez-vous le sentiment davoir fourni la biographie ne varietur de Luchaire ?
Cédric Meletta : Vous y croyez, vous, aux biographies «définitives» comme disent les anglo-saxons ? Pas moi. Je crois que le sillon est tracé pour dautres maintenant. Dans les années 1970, Claude Lévy avait aplani et remblayé la terre vierge. Jy ai bâti. Il reste encore pas mal de peaufinage et darchives à découvrir. Jai dépouillé lessentiel pour polir ce produit fini et j'ai bénéficié de louverture progressive des liasses dites sensibles. Des lettres de prison, le journal tapuscrit de son épouse nont pu être consultés. Dautres le feront. Trop sensible en ce qui me concerne. Il eût fallu travailler au contact des gardiens du temple, des descendants, et ça, je me le suis interdit. Je ne voulais pas dune biographie téléguidée, prémâchée. Je suis un franc-tireur, je travaille seul, je renifle, je piste comme un limier. A la posture de lhistorien de salon, de cénacles, je préfère lobstination, les sinuosités de lenquêteur, du détective privé à imperméable râpé, buveur patenté de whiskies secs drainant son odeur de tabac froid. Aussi, une totale indépendance desprit est le passage obligé pour ce genre de récit en eaux troubles. Dailleurs, il était temps de publier ce travail. Carole Wrona a publié en 2011 «le» livre quil manquait sur la drôle de vie de sa fille aînée, lactrice Corinne. Une thèse vient dêtre soutenue à Metz sur le Luchaire davant 1940. Un ethnologue-romancier-nouvelliste envisage courageusement une histoire totale de la famille Luchaire et, à lheure quil est, un roman modianesque sébauche sur Château-Luchaire, cette propriété normande aryanisée par Jean et quelques copains de cordée, afin dagrémenter les week-ends de cette famille nombreuse
Parutions.com : Vous mettez magnifiquement en scène les ombres et les lumières du personnage mondain ou «de réseaux» que fut Luchaire, mais vous parlez assez peu de son uvre de journaliste ou décrivain, que vous citez très peu. Pourquoi cette «discrétion» ?
Cédric Meletta : Le poids de lensemble. On pourrait me reprocher «lenvie de saturer», la densité de certaines pages. Alors imaginez un peu
Des renvois, des exergues systématiques à La Moisson sous lorage, son roman autobiographique à la tonalité «radiguesque», une docte glose dApostrophe aux salauds, article vénéneux de lété 44 anti-gaulliste, anticommuniste, anti-tout dailleurs. Le propos aurait été considérablement alourdi par une analyse plus fine du «corpus», le corpus, vous voyez, encore quelques péchés mignons de mon passé duniversitaire raté remontent à la surface. Non, très franchement, il faut savoir sarrêter dans la recherche et la digestion des sources. 27% du volume total en notes et autres précisions, je crois que cest suffisant, non ?
Parutions.com : Quels étaient les rapports de Luchaire, dans sa jeunesse comme pendant la guerre, avec lAction française ?
Cédric Meletta : Dédain, indifférence et périphéries. Il y a bien quelques connexions, des rapprochements avec certains anciens adeptes du maurrassisme, devenus des renégats. A lexemple, citons les deux Georges, Valois et Suarez. Luchaire est européen, germanophile de surcroît, il possède un train de vie tourné vers lavant-garde et la nuit dissipée, son ménage est résolument moderne, «à laméricaine», les parents sortent, les enfants partent en vacances avec des nurses, laissent libre cours à leurs aspirations, on est alors très loin de la communauté naturelle prêchée par les traditionnalistes. Le seul dénominateur commun davec lAction Française serait sa conception du monde du travail, assez passéiste pour le coup, qui rend hommage aux corporations et à la représentation des experts et professionnels au sommet de létat-nation
Il appréciait cet aspect dans le fascisme italien, le disait en publiant dans Le Nouveau Siècle de Georges Valois. Ne dirigeait-il pas la seule Corporation à luvre, à laune des années 1940-1944 ?
Parutions.com : Vous insistez beaucoup sur le personnage de Corinne Luchaire, fille de Jean
Une tendresse particulière envers cette actrice ?
Cédric Meletta : Jaime le travail de Carole, sa biographe. Un documentaire diffusé sur chaîne publique, un portrait court, dense plutôt fidèle de ce météore morte seule, lâchée de tous, pauvre, à larrière dun taxi dans lhiver parisien. Légèreté, frivolité, superficialité peut-être ! Elle fume comme un sapeur, joue à la belote comme personne, a des amants, conduit des voitures de sport, se fait habiller sur mesure par des griffes, Fath, Rochas, Vionnet, Piguet
Ok ! Mais gentillesse surtout
Et puis cette gueule, cette «touch» comme diraient les jeunes daujourdhui. Le magazine Life linterviewe, on laffuble dune étiquette de «New Garbo». A la déclaration de guerre, elle est dans les dix personnalités préférées des Français comme aujourdhui Noah ou Hulot. Franchement, toi qui lis ces lignes, retourne à ses films et commence par Le dernier Tournant, «la» meilleure version du Facteur sonne toujours deux fois
Jessica Lange et Nicholson nont fait que relooker un scénario déjà porté à lécran avec brio.
Parutions.com : Vous auriez pu en faire partie, puisque vous signalez vous-même quil ny avait que des hommes dans lassemblée, alors, question obligée : quel verdict aurait prononcé Cédric Meletta sil avait été membre du jury au procès Luchaire ?
Cédric Meletta : JOKER ! Ça sappelle botter en touche, ça, hein ? Luchaire sest vendu, il na vendu personne. La confession de son propre père sur son feu-follet de fils est assez juste. Il a même son prononcé du verdict : La perpétuité
Mais il y a la rue Lauriston, les traitements fastueux de loccupant, les tables des meilleurs restaurants, les chambres à prix dor des palaces les plus cossus, les achats immobiliers aux montages illicites, les buffets bien garnis, achalandés sans compter à lheure où les Français crèvent de faim. Il ny a pas pire quun peuple qui a faim
Rappelez-vous, «Ni juges, ni mouchards» et les méandres de la nature humaine, les penchants du caractère, la concupiscence, bien périlleux de lancer une réponse arrêtée à la question posée. Je nai pas 40 ans, jai donc eu la chance de vivre létat de paix permanent grâce à ceux qui ont versé leur sang
On ne pourra jamais, je lespère, entendre les sirènes des casernes annoncer le conflit. Jespère ne jamais recevoir dordre de mobilisation ni avoir à vivre sous un joug de puissance étrangère. Croyez-vous vraiment que jaurais le culot de répondre à cette question avec aplomb et fermeté ?
Parutions.com : À quoi travaillez-vous à présent ?
Cédric Meletta : À finir cette pinte de bière
Après ça, continuer à dénicher puis raconter des histoires. Le mot «écrivain», comme disait Céline au journaliste communiste venu linterviewer, est une «obscénité romantique» ! Avant tout écrivain, il y a un raconteur dhistoires comme on en a tous connu, assis à la table familiale ou avachi sur le zinc en étain dun comptoir de bastringue. Même si, cest vrai, il y a bien la mélodie, la petite musique dun style, dune mise en forme, en page. Comme beaucoup dauteurs, je me méfie des étiquettes, genre historien de droite, cette droite dure et fantasmée, qui verse dans les Collabos et les relents des périodes dexception. Jaime au contraire les discontinuités et le qui-vive du touche-à-tout. Je me classerais plus volontiers parmi les «généralistes». Après demande, je viens dachever le pitch dadaptation télévisuelle, cinématographique de cette biographie. Il y aura forcément des projets cohérents avec ce premier opus à proposer à mon éditeur : je renifle ici, un certain Porfirio Rubirosa (diplomate dominicain, gendre du dictateur Trujillo, hébergé dans le Berlin de 1936, le Vichy de lan 40, chez Perón, chez Castro ; personnage doté dune certaine légende, genre hybride entre James Bond et Rocco Siffredi quon retrouve sous la plume hallucinée dun Modiano, dun Lambron chez nous, dun Truman Capote ailleurs), et je renifle là, le Cannes controversé des années 1940 (cest ici : http://kahn-sur-mer.blogspot.fr/ ). Tout ça est à létat débauche ou débauche, cest selon. Rien nest signé. Ce qui devrait bientôt lêtre en revanche cest un premier roman, court, vous vous doutez bien, une fiction, commencée en 2009, qui se passe à Saint-Tropez en 1903. Mais jen ai déjà dit trop. Vous reprenez quelque chose ?
Propos recueillis par Frédéric Saenen ( Mis en ligne le 15/01/2013 ) Imprimer
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