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La Longue guerre du Japon | | | Michael Lucken Les Japonais et la guerre - 1937-1952 Fayard 2013 / 24 € - 157.2 ffr. / 398 pages ISBN : 978-2-213-66141-4 FORMAT : 15,3 cm × 23,5 cm
L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
On a souvent limpression que le conflit qui éclate en Europe en 1940 débute la Seconde guerre mondiale : un ethnocentrisme quil est bon de réviser en constatant que, vu depuis Tokyo ou Pékin, la ''Phoney War'' ou ''Drôle de guerre'' résonne comme un écho. Depuis 1937 et léclatement du conflit sino-japonais, le Japon est en guerre, vit en guerre, et change avec la guerre. La société nippone, baignée dans une culture de guerre qui na rien à envier à certains totalitarismes occidentaux, trouve dans la constitution de lAxe un complément à ses propres conceptions nationalistes et militaires, presque une communauté belliqueuse. Et cette guerre continue, se développe, croît, avec lassaut de Pearl Harbor et de lAmérique, lattaque des colonies européennes en Asie et, plus largement, le thème de la sphère de coprospérité asiatique, version nippone de lEurope nazie. De 1937 à 1945, le Japon est un État en guerre, et même en guerre totale
une situation qui ne disparaît pas du jour au lendemain et qui, de la défaite militaire symbolisée par la double explosion atomique, à la défaite idéologique, marquée par les procès de Tokyo, persiste dans les mémoires.
Une guerre longue donc, qui appelle à une réflexion large dépassant la seule condition des soldats pour se plonger dans ce qui fait lessence de la guerre totale, limplication de la société civile. Ce type détude, très développé dans le domaine occidental, manque encore pour lespace asiatique. En effet, sur le versant asiatique de la Seconde Guerre mondiale, on ne dispose, en français, que de fort peu douvrages et de spécialistes : les travaux de Jean-Louis Margolin sur la violence de guerre (LArmée de lempereur, Armand Colin, 2007), louvrage de Brian Victoria sur Le Zen en guerre (Seuil, 2001) font partie des rares ouvrages éclairant cette zone délaissée par les historiens. Il faut donc saluer, dans la synthèse de Michael Lucken, une réflexion qui fera date et qui complète parfaitement les ouvrages précités. Historien de lArt à lInalco et spécialiste de la civilisation japonaise, Michael Lucken a déjà largement abordé, par lapproche iconographique, la Seconde Guerre mondiale vue depuis le Japon. Avec cet ouvrage consacré à société japonaise en guerre dans le long terme (1937-1952), il propose une réflexion plus ample, qui intègre lhistoire politique et religieuse, la littérature, lanthropologie de guerre ou encore le droit, afin de penser la guerre depuis ses prémices asiatiques jusquà son aboutissement pénal et mémoriel.
Demblée, lauteur pose une question importante, celle de la nature du pouvoir japonais, via le contrôle quil exerce sur la société : sommes-nous face à un système totalitaire ? Et quelle en serait alors lidéologie (nationaliste, bien évidemment) ? Quelle est la nature du contrôle exercé sur les institutions, les corps intermédiaires comme les Églises, les individus, les corps et les esprits ? Existe-t-il une opposition et comment est-elle réduite ? Existe-t-il également un «ennemi objectif» (le paragraphe consacré à la « question juive » au Japon est à cet égard très éclairant) ? La question est importante en ce quelle demeure obsédante pour une historiographie qui, dans la foulée de Hannah Arendt, a toujours récusé la nature totalitaire du régime nippon pour la réduire à une dictature. Sans franchir le Rubicon, Michael Lucken met parfaitement en lumière la «dynamique totalitaire», en montrant, qui plus est, le poids dune culture nationale peu transgressive un euphémisme dans lémergence de la guerre et la réduction des conflits internes. Au prisme de quelques figures, et notamment des intellectuels et de leur culture davant guerre, il suit le cours de la mobilisation, et notamment de la mobilisation spirituelle.
Ce poids, majeur, du sacré dans la mobilisation nationale est sans doute lun des aspects les plus intéressants de louvrage : lauteur souligne, à plusieurs reprises, lampleur de cette mobilisation spirituelle, cible immédiate de loccupation américaine (via la politique de déshintoïsation). En particulier, il analyse lévolution de la figure de lempereur, renaissante depuis lère Meiji, et qui connaît alors un surcroît de sacralité du fait de la propagande. La question du totalitarisme trouve un écho : là où les régimes occidentaux tentaient de fabriquer une religion civile qui rende obsolètes les religions traditionnelles, le Japon sest contenté de réformer les religions traditionnelles (bouddhisme et shintoïsme) en affirmant le lien à la dynastie, et délaborer un ensemble de rituels et de codes pour ancrer dans la population lenjeu sacral du conflit. Pas de culte de la personnalité donc, mais un culte tout court, légitimé par lhistoire. Et dans cette perspective, lauteur observe également le rapport à la mort, tissé par la religion et rénové par la guerre, avec des conséquences mémorielles encore vives (le sanctuaire du Yasukuni).
Mais lauteur ne se limite pas à cet aspect du sujet, et, passant de lÉtat impérial à la population, il observe le pays dans la guerre, dabord victorieux, colonisateur, puis menacé, bombardé et finalement défait. Encore une fois, les péripéties militaires ne sont prises en considération que comme un écho de la mobilisation civile. Notamment, les bombardements sont perçus au travers de leur impact émotionnel plutôt que stratégique, et donc bien ramenés à la dimension dune arme psychologique, avec ses ambiguïtés. Autre intérêt majeur, et autre point de vue novateur, le choix de ne pas se limiter à la défaite matérielle, et dobserver le champ de bataille mémoriel et la question de la justice (et donc des crimes divers perpétrés par le Japon). Il ne sagit pas là de refaire lhistoire également bien connue des procès de Tokyo, mais de saisir les implications immédiates des procès pour la société japonaise, dobserver les changements imposés par lAmérique victorieuse (et lhabileté de certaines décisions), et le quotidien de cette défaite (que faire des sanctuaires, des monuments, des programmes scolaires, des soldats vaincus, etc., ?). Une défaite vue au ras du sol, un angle passionnant en ce quil dépasse le seul cas HiroHito pour évoquer le vécu de chacun. Un vécu devenu objet dhistoire, avec, dans le cas du Japon, des enjeux importants. On pourrait en effet parler dun après guerre bâclé avec un pays qui a certes conscience de sa défaite, mais moins de ses responsabilités, et qui cherche dans la figure dun empereur désormais pacifiste une histoire renouvelée. Ces questions mémorielles dont le débat se poursuit jusquà aujourdhui forment le côté émergé de liceberg, et lauteur, en analysant le rapport entre mémoire individuelle et mémoire collective, avec ses divers enjeux, souligne la complexité de cette question.
Le charme de cet ouvrage, bien pensé et écrit, réside déjà dans sa clarté et son ambition pédagogique : le non-initié, amateur de culture nippone, se passionnera autant que lhistorien spécialiste du seconde conflit mondial. Dans un style didactique, qui multiple anecdotes et exemples, lauteur sait entraîner son lecteur dans le dédale dune culture et dune société exotiques, sans le perdre dans les méandres dune civilisation complexe. Surtout, M. Lucken a fait le choix de ne pas observer la guerre en tant que telle, exercice certes intéressant mais redondant, pour se concentrer sur la nation, sur la guerre perçue et sur les transformations induites par le long conflit. En cela, il sinsère dans un courant très contemporain dhistoire de la guerre, qui mêle histoire et anthropologie, et dans une historiographie novatrice, qui dépasse les «vies quotidiennes», pour revenir au rapport que chaque individu tisse avec la société.
Un ouvrage qui, à nen pas douter, fera référence et, espérons-le, école.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 25/06/2013 ) Imprimer | | |