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Histoire & Sciences sociales -> Période Contemporaine |
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Un chef d’état non déchu, non démis, juste sorti | | | Eric Freysselinard Albert Lebrun - Le dernier président de la IIIe République Belin 2013 / 25 € - 163.75 ffr. / 587 pages ISBN : 978-2-7011-8244-5 FORMAT : 15,0 cm × 22,0 cm
L'auteur du compte rendu : Professeur agrégé d'histoire, maître de conférences à Sciences Po, et Secrétaire général adjoint du Comité international des sciences historiques, Pascal Cauchy a étudié l'histoire et l'historiographie de l'Union soviétique et le militantisme au sein du Parti communiste français. Il collabore à plusieurs revues de sciences sociales (Vingtième Siècle, revue d'histoire ; Communisme). Il est conseiller éditorial auprès de maisons d'éditions françaises. Imprimer
Cest peu de le dire, Albert Lebrun na pas laissé un souvenir glorieux de la présidence élyséenne. Chef de lÉtat de 1932 à 1940, il incarne à la fois limpuissance de la république parlementaire face à la déferlante totalitaire et la pire défaite de lhistoire militaire du pays.
Élu par lAssemblée nationale à deux reprises, il entra à lÉlysée après lassassinat de Paul Doumer, et en sortit au mois de juin 1940 devant les armées de Hitler. Deux mandats qui connurent tour à tour la crise économique, le 6 février 1934, le Front populaire, la guerre dEspagne, les tensions de Munich et de Dantzig. Cest beaucoup pour un seul homme ! Derrière limage falote, la caricature de léternel inaugurateur de chrysanthèmes (selon le mot cruel de De Gaulle), il fallait aller voir de plus près. Albert Lebrun méritait une biographie fouillée qui révèle une carrière toute vouée à lÉtat et à la chose publique.
Car Albert Lebrun est un prototype, ultime, du régime de 1875. Né Lorrain dune famille paysanne, il est de la génération qui succède aux «Princes lorrains» de Thibaudet. Les provinces perdues sont, bien entendu, un souci constant. Son village est sur la nouvelle frontière et lAllemand occupe sa maison jusquen 1873. Lenfant est doué et ses succès à lEcole qui nest pas encore tout à fait celle de la République de Jules Ferry, quoiquen écrive lauteur lui permettent denvisager une belle carrière. Après le lycée de Nancy puis lEcole polytechnique, Lebrun devient ingénieur des Mines. Cest donc naturellement que le jeune homme vient sinstaller dans sa région devenue si industrieuse.
Mais la politique lattrape. Par le réseau des notables locaux, il fait carrière. Étape par étape. Elu benjamin du conseil général de Meurthe-et-Moselle, il est candidat «républicain» à Briey - létiquette ne fait plus peur aux conservateurs du lieu. Et Lebrun correspond parfaitement aux hommes de cette nouvelle classe montante ; brillant ingénieur de souche paysanne, il affronte laristocratie des forges en la personne de François de Wendel. Il entre à la Chambre en pleine affaire Dreyfus et choisit de siéger à la gauche de son mouvement, mais lhomme est et restera un modéré qui soppose aux intransigeances socialistes et refuse la tutelle des radicaux. Contrairement à la légende, Lebrun nest pas franc-maçon à la différence de Doumer ou de Doumergue ; les loges se sont opposées, dailleurs, à son élection en 1932. A la suite de quoi, ce catholique fut le premier président depuis 1905 à se rendre régulièrement à la messe.
Albert Lebrun est bien de cette souche lorraine dont sortent des républicains patriotes, modérés, attentifs aux lois sociales, catholique et fervent défenseur du progrès (à la différence de son compatriote Barrès, méfiant à légard du machinisme), une culture politique qui saccorde mal avec les lignes de partages imposées par les hommes du midi ou de Paris. A la chambre, son vote est dicté par des convictions fortes et non des idéologies, il dit «oui» aux lois de séparation mais refuse la nationalisation des chemins de fer de lOuest. Sa jeune épouse, Marguerite, vient de lArdenne voisine. Elle tiendra toute sa vie un journal (plus de 10000 pages) qui constitue une source précieuse et rare que lauteur, lui-même, arrière-petit fils dAlbert Lebrun, a eu la possibilité heureuse de consulter.
La carrière politique se poursuit. En Meurthe-et-Moselle tout dabord, où Lebrun est élu président du conseil général. Les hommes de la Troisième république sont dabord et avant tout des élus ancrés dans leur pays, nécessité absolue pour de plus hautes destinées parisiennes. Lebrun est un grand travailleur et il est à son affaire avec les dossiers techniques. Il est des commissions des travaux publics, des usines hydrauliques, il participe aux travaux du budget. Son expertise, liée à une courtoise autorité, en fait un collègue écouté et respecté. Il sinitie au droit et participe à tous les grands débats de la Chambre, sur lartillerie où il soppose en technicien, à Jaurès, sur limpôt sur le revenu ou le mode de scrutin. A chaque fois, ses analyses serrées et préalables, dont il exclut tout dogmatisme, font mouche, sauf quand la démonstration est trop compliquée de chiffres quune assemblée davocats et de professeurs nentendent guère. Sur les lois sociales (retraite et accidents du travail), il sait donner des arguments à la gauche et mettre en difficulté laile conservatrice. Le député Lebrun se fait une solide réputation dorateur tenace que lon parvient très difficilement à mettre en défaut.
Lebrun ministre, sest chose faite en 1911. Il obtient le portefeuille des colonies. On lui remet à son arrivée une note de trente pages intitulée «La Politique indigène - Doctrine pour le Ministre». Ce document gardé dans les papiers personnels est de toute utilité car il éclaire la politique du pays en la matière (cf. pp.148-149). Lebrun ne quitte pas les bornes fixées par les limites de son portefeuille ; tout au plus, il sintéresse à ce qui lui revient dexpérience, le chemin-de-fer. Aux troubles dIndochine de 1911, il répond par des programmes de travaux et des améliorations dans la vie quotidienne, une plus grande ouverture des administrations aux indigènes. En la matière, Lebrun partage la vision classique de «la mission civilisatrice de la France». En 1914, grâce à ses incontournables amis, les frères Sarraut, Lebrun garde les colonies dans le gouvernement Viviani.
Survient la déclaration de guerre et à 43 ans le ministre ne se dérobe pas à lappel. Il rejoint son régiment à Verdun. Rappelé à la Chambre, il fait la navette. Son expertise compte et sa présence régulière au front lui permet de donner des informations de premières mains aux députés qui sont, ainsi, moins dépendants de lÉtat-major. Puis il se donne totalement à leffort de guerre à Paris, à Londres. Sa parole compte, il est un des cinq ministres (sur 27) que retient Clemenceau pour former le cabinet de guerre. Après la guerre, Lebrun sintéresse aux régions libérées, à la reconstruction. Ministre des pays dévastés il participe alors directement au premier apprentissage de la gestion par lÉtat de domaines inédits. Cet épisode mérite dêtre souligné tant il est inscrit dans lhistoire plus longue de lélargissement des compétences de lÉtat au siècle dernier. Brouillé avec Clemenceau pour une affaire de liste électorale, il vote malgré tout pour le Tigre contre Deschanel à la grande surprise de ses amis politiques. En 1920, Lebrun succède au Sénat à son protecteur, Alfred Mézières. Au Palais du Luxembourg, il se montre aussi actif quà la Chambre. Ami de Poincaré, celui-ci lui confie la présidence de la Caisse damortissement, organisme de première importance qui suscita un grand intérêt de la part des économistes et dont lobjectif est de stabiliser la dette.
Au gré de cette carrière bien remplie, Albert Lebrun devient un excellent connaisseur de tous les grands dossiers du pays, finances, colonies, reconstruction, armement, etc., sans oublier la politique locale. Il sefface cependant devant Paul Doumer pour la présidence du Sénat. Dès le mois de mars 1930, son compatriote Poincaré le sonde pour la magistrature suprême. Mais il doit patienter. Doumer à lÉlysée, Lebrun accède à la présidence du Sénat ; candidat de centre droit, il bat Jeanneney candidat de centre gauche. Mais les nuages saccumulent. 1932 : Paul Doumer est assassiné, Lebrun assure lintérim. A Versailles, il est élu président de la République par 633 voix sur 826 suffrages contre Paul Faure, le principal concurrent socialiste. Jamais président navait obtenu une telle majorité. Immédiatement, la gauche, et Blum en particulier, déclenche une violente campagne de presse en affirmant quAlbert Lebrun est le président le plus réactionnaire jamais élu. Il est vrai que les radicaux se sont rapprochés du modéré Lebrun, laissant sur le sable le pauvre Blum mis en difficulté dans son propre parti.
La conception quà Lebrun de sa nouvelle fonction est au diapason de lesprit de la République parlementaire. Rien à voir avec les aspirations dun Deschanel ou dun Millerand qui ont voulu un renforcement de lexécutif, le second surtout. «Lirresponsabilité présidentielle (...) est une réalité, une nécessité», écrira Lebrun. Son pouvoir réside dans la nomination du président du Conseil. Lebrun en nommera 20. Le chef de lÉtat ne dispose en fait que dun rôle dinfluence. Reste la lourde charge de la représentation. Mais là aussi, la politique sinsinue. Lebrun est le premier président à assister officiellement à une messe de Requiem à loccasion des funérailles de Foch. Pour le reste, le président se rend à la messe dans la plus grande discrétion. Dans les crises, Lebrun consulte, il nimpose rien, tout juste sil instille tel ou tel choix qui a sa préférence. Après le 6 février, il ne met aucun enthousiasme à conserver un gouvernement soutenu par la gauche, et larrivée du cabinet Doumergue est conforme à ses vux, mais il ne limpose pas. Cette neutralité ne lempêche pas dêtre menacé. Plus de 2000 lettres anonymes sont reçues à lÉlysée. Les rumeurs de destitution et de coup détat pullulent dans les années 34 et 35 et viennent de droite comme de gauche. Avec son image de «centriste», il na pas la sympathie socialiste ; «républicain», il additionne lhostilité de la droite. Ces menaces confirment un sentiment général de désaffection à légard du régime.
Malgré tout, Albert Lebrun sait user de la parole. Face au réarmement allemand, il multiplie les déclarations alarmistes mais se garde de prendre une position officielle. Soucieux de la neutralité de la fonction, il soutient néanmoins les projets de réforme de lEtat portés par Doumergue devant lhostilité des radicaux et de Blum. Avec la victoire du Front populaire, les choses se compliquent, Lebrun tente de persuader Blum de renoncer à la présidence du conseil par peur dune fuite des capitaux ; pendant ce temps, certains socialistes envisagent une destitution. Lebrun pense à la démission. Dans la situation tendue du printemps, les parties font contre mauvaise fortune bon cur. Une cohabitation se met en place. Mais Lebrun sait user de son rôle darbitre et, surtout, sa grande capacité de travail lui permet de rectifier des dossiers trop hâtivement préparés, voir bâclés. Les pages consacrées à cette période sont révélatrices du légalisme de Lebrun mais aussi de la distance qui sépare la fonction de la réalité des choses et de la force de lévénement.
Lacte final de 1940 nest que laboutissement dune longue sinécure qui confine à limpuissance. Lépisode de 1940 est raconté dans ses détails, la plupart sont bien connus. Lebrun assume la légalité du vote du 10 juillet en ratifiant lacte constitutionnel qui accorde les pleins pouvoirs à Pétain. Albert Lebrun prend la route de Vizille, le château est une des résidences du président de la République, maigre consolation dun chef détat non déchu, non démis, juste sorti
Le livre d'Éric Fraysselinard est très détaillé ; ce descendant du président Lebrun a puisé aux archives de famille pour ce récit biographique exhaustif. Il nous montre un parcours exemplaire de ce fils de paysan appelé, par la vertu du régime parlementaire, la promotion sociale par lécole et la primauté accordée aux sciences de lingénieur, aux plus hautes fonctions. De ce point de vue, il suit sont immédiat et malheureux prédécesseur Paul Doumer dont la biographie vient dêtre écrite par Amaury Lorin. Mais ce livre est aussi une étude sur la fonction présidentielle des régimes parlementaires, soumise aux plus forts des tests de résistance (6 février, crise économique, Front Populaire, la guerre et la défaite). Lhomme était fait pour la fonction, celle-ci ne létait pas pour ces temps de fer.
Pascal Cauchy ( Mis en ligne le 25/03/2014 ) Imprimer | | |
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