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La France de 1830 au miroir d’un monstre | | | Anne-Emmanuelle Demartini L’Affaire Lacenaire Aubier - Historique 2001 / 22 € - 144.1 ffr. / 320 pages ISBN : 2700722973 Imprimer
Ni biographie érudite, ni psychanalyse interprétative : Anne-Emmanuelle Demartini ne nous livre pas les clefs cachées dune des figures les plus célèbres de lhistoire du crime. Elle nous montre comment le procès, plus que le crime lui-même, révéla un monstre. A linverse des autres grands criminels du XIXe siècle - Madame Lafarge, Troppmann... - Lacenaire a tué, comme dautres, sans véritable génie ni perversion particulière. Il ne devient monstre, en novembre 1835, que lorsque le procès dassises lui sert de porte-voix et que se dévoile, sans remords, un idéologue du crime, lettré, bourgeois, « Horace déchafaud », « dom Juan de lassassinat ». Cest la mise en scène de ce monstre, dans le temps court du procès, de la mort, et de la publication posthume des Mémoires, que décrypte cette jeune historienne, élève dAlain Corbin. Le titre désigne ce moment où la société sest trouvée aux prises avec elle-même. A travers les représentations quen renvoient les acteurs de laffaire, journalistes politiques, médecins, phrénologues, écrivains contemporains, Anne-Emmanuelle Demartini suggère que, par-delà le criminel, la société « hybride » des années 1830 découvre, brisée, sa propre image monstrueuse. Elle sattache donc davantage à restituer limaginaire social des débuts de la Monarchie de Juillet quà décrypter les secrets dun héros impénétrable. La thèse est étayée par lanalyse de toutes les facettes dun monstre imaginaire, monstre moral, monstre politique, monstre criminel, monstre bourgeois, monstre romantique. Imaginaire, mais aussi construit sciemment par lintéressé, constamment attentif aux effets publics de ses gestes et discours, dans le prétoire, et depuis sa cellule de la Force ou de la Conciergerie.
Première étape de lenquête : la posture de laccusé pendant les trois jours du procès et les semaines de détention avant son exécution, le 9 janvier 1836. Lacenaire subvertit les règles des drames judiciaire et carcéral, avouant tout, refusant de se défendre, souriant, ricanant, lisant pendant les débats, recevant dans sa cellule, tel un grand écrivain, publicistes, savants, hommes déglise. Objet dune correspondance fascinée, il rédige ses mémoires dans lattente paisible de la mort. Lacenaire a fait de la cour dassises et de la prison un scène mondaine, tandis que la presse sest emparée de laffaire, devenue événement.
Que représente Lacenaire pour ses contemporains? Rien moins quun monstre, « si épouvantable phénomène », que traduit lhybridité du personnage évoqué par la presse. Lacenaire se fait tour à tour « monstre froid » et « monstre chaud », calculateur insensible, avant et après ses crimes, fauve sanguinaire soumis au principe de plaisir. Lombre de Sade, nous dit Anne-Emmanuelle Demartini, plonge sur le procès. Cest un homme de culture, doivent reconnaître, épouvantés, ceux qui le rencontrent à la Conciergerie : assassin philosophe, assassin poète, il déjoue les catégories usuelles du criminel ; ses poèmes, dépecés par la critique, sont publiés pendant et après sa détention, avant que son cerveau lui-même ne soit inspecté par le phrénologue Fossati. Le monstre appelle une identification, toujours fragile, que suggèrent lhypothèse - émise par Raspail - dune soif dévorante dalcool, la piste de la monomanie évoquée par son défenseur au cours du procès, et lanalyse phrénologique, prompte à découvrir les saillies des organes de « destructivité », « sécrétivité » et « acquisivité »...
Lauteur prolonge ce propos en évoquant les diverses grilles dinterprétation du monstre fournies, autour du procès, par les contemporains. Tous les lieux communs de limaginaire politique retentissent sur laffaire : ainsi les légitimistes y voient-ils linfluence pernicieuse du matérialisme athée, Lacenaire ayant lu le Contrat social quelques minutes avant lun de ses crimes. Lauteur analyse avec précision les discours, en montrant les échos toujours souterrains avec lactualité politique du moment, quelques mois après lattentat de Fieschi et le raidissement des lois de septembre. Elle montre ensuite comment les angoisses relatives aux nouvelles formes de criminalité urbaine, aux sociétés secrètes des malfaiteurs, se sont cristallisées autour de Lacenaire. La littérature panoramique des types sociaux - les Français peints par eux-mêmes -, les enquêtes sociales - Des classes dangereuses de Frégier, les traités sur le système carcéral, de Moreau-Christophe ou de Tocqueville, postérieurs de quelques années à laffaire, évoquent tous Lacenaire comme symptôme de crise. Le débat contemporain sur la réforme des prisons et sur la peine de mort sen nourrit amplement, Lacenaire, « fiancé de la guillotine », ayant manifesté hautement son mépris de la mort. Puis lauteur analyse les représentations du criminel bourgeois, adorateur du Veau dor, socialement déclassé, mais pleinement intégré à la catégorie politique des « capacités », paradoxe pour un régime qui en a fait son fondement sociologique. Lacenaire, encore hybride, incarne aussi les « barbares » sociaux repérés par Saint-Marc-Girardin, puisque ses années décrivain public lont conduit à la faim et quil revendique dans le crime une forme de vengeance contre une société implacable.
Lacenaire, monstre romantique, concentre aussi sur lui les discours éculés dune littérature corruptrice, quelques années avant le procès fait aux romans à travers laffaire Lafarge (1840). Le romantisme, littérature du mal, a sécrété ses héros du crime, en particulier le personnage de Robert Macaire, interprété par lacteur Frédérick Lemaître, et dont on a vu le principal responsable du cas Lacenaire. Lacenaire, lui-même, devient héros romantique, dandy, révolté, poète, inspirant de nouveaux mélodrames...
Le dernier tiers de louvrage porte sur la lutte contre le monstre, entre le tribunal et léchafaud, pendant lexécution elle-même, autour du cadavre et des Mémoires. Dans chacune de ces séquences, il sest agi de débusquer les traces de conversion morale de la part de celui auquel on prête un projet de suicide révolté, résolu à mourir pour accomplir plus pleinement ses crimes. Léchec, sur toute la ligne, est patent. A la barrière Saint-Jacques, Lacenaire est mort lâme ferme, il a vu la lame de la guillotine sabattre sur lui sans manifester aucune repentance. Les comptes rendus travestissent alors les faits pour leur substituer les topoï de la littérature dédification. Victoire éphémère et peu glorieuse de la société sur le monstre. Les usages du cadavre se prêtent à de semblables manipulations : le corps du supplicié est livré à de nouveaux examens phrénologiques, aux moulages et aux expositions macabres. Un portrait ambivalent du personnage en ressort, tandis que les lectures physiognomoniques mentent plus grossièrement avec le corps, évoquant un nez doiseau de proie, une colonne vertébrale indiquant « le coup de barre du vice »... La publication des Mémoires, différée et tronquée, avec censure partielle et ajout de passages apocryphes, ouvre sur le « mythe Lacenaire . Lacenaire, insensiblement, se démarque des portraits classificatoires quavaient brossés la presse et dont il avait eu lui-même connaissance. Le voile, pour autant, nest pas levé, et la postérité du crime laisse à limaginaire une part prédominante.
Anne-Emmanuelle Demartini, dans ce bel essai de micro-histoire des représentations, restitue les peurs imbriquées dune société hybride et vulnérable. Les procédures denquête, assises sur des sources touffues, convainquent, tandis que lécriture, élégante, séduit. Talon dAchille de la démonstration, lhypothèse déjà citée dune auto-représentation de la société en monstre, que lévocation du « spectre moitié momie et moitié foetus » de Musset, désignant le XIXe siècle, ne suffit pas à épuiser... Lessai sur Lacenaire appelle ainsi une enquête plus ample sur ce thème iconoclaste - eu égard aux représentations traditionnelles dune Monarchie de Juillet plutôt ronronnante...
Emmanuel Fureix ( Mis en ligne le 01/03/2002 ) Imprimer | | |