| Liora Israël Robes noires, années sombres - Avocats et magistrats en résistance pendant le Seconde Guerre mondiale Fayard - Pour une histoire du XXe siècle 2005 / 28 € - 183.4 ffr. / 547 pages ISBN : 2-213-62288-4 FORMAT : 16x24 cm
L'auteur du compte rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
La Deuxième Guerre mondiale, lOccupation, le dilemme «résistance ou attentisme», labîme de la collaboration
On a parfois limpression que le sujet, largement labouré, ne saurait plus faire éclore de travaux novateurs. Mais langle thématique recèle encore des pépites. Comme le constate Liora Israël, maître de conférences à lEHESS, dans Robes noires et années sombres, les professions du droit sont, en France, un sujet peu étudié et lessentiel des travaux provient souvent de la sociologie. Il y avait donc un chantier à ouvrir, un désert à explorer et le moins que lon puisse dire, cest que létude, issue dune thèse universitaire, est à la fois riche, stimulante et convaincante.
Les magistrats, les avocats
bref, la robe est un milieu original en ce quil permet de porter un regard particulier sur les notions de légitimité, de légalité, de souveraineté, dans une période où ces valeurs sont floues, mal définies voire soumises à un prisme idéologique. Imbue de positivisme juridique (la question est fort bien traitée dans le chapitre 4), la carrière juridique doit se positionner par rapport à la Révolution nationale, le pétainisme et Vichy. La résistance devient, en ce cas précis, un véritable enjeu intellectuel, celui dune redéfinition du droit ou, pour reprendre une expression de lauteur, «une approche du droit et de ses institutions en acte». Distinguant bien les deux carrières, L. Israël sintéresse à des figures institutionnelles (le bâtonnier, le magistrat, le procureur, le professeur de droit
), à des groupes (comme les associations professionnelles plus ou moins politisées, les institutions corporatives, les réseaux de résistance) afin disoler des choix, des comportements, des modalités daction à la lumière dun engagement particulier, «linvention de la résistance».
Pour saisir lévolution des attitudes durant la guerre, il est déjà bon de sintéresser aux années 30, à un milieu en pleine évolution, qui connaît les prémices dune sorte de massification où les «héritiers» - pour reprendre un lexique sociologique dusage - sont peu à peu rattrapés, puis submergés par les «oblats». La méritocratie gagne les professions juridiques, au moment où celles-ci perdent peu à peu du terrain au sein des élites politiques. Un bouleversement social qui amène dans le métier des «couches nouvelles». Cest cette génération bouleversée, bien analysée dans une première partie, qui doit faire face à la crise des valeurs (entre autres) des «années sombres».
Car crise il y a, dans un barreau où la politique est un élément de plus en plus structurant, notamment lattitude vis-à-vis du communisme (cf. laffaire du procès des 44, en 1939). Si les avocats les plus engagés sont les premiers inquiétés, toute la profession est en alerte. Lentrée en résistance est bien évidemment le nerf central du travail : et la résistance des professionnels du droit peut prendre diverses formes, depuis laction clandestine et immédiate du réseau «du musée de lhomme», où sillustrent quelques avocats, à la théorisation juridique de la résistance, sous la plume précoce dun René Cassin, en passant par un légalisme dobstruction tel que celui pratiqué par le bâtonnier J. Charpentier (par ailleurs défenseur de P. Reynaud), ou encore la dénonciation de la «justice» pratiquée aux procès de Riom. La palette des modes dopposition est vaste (sans pour autant justifier de manière systématique lappellation de «résistance»), posant la question des enjeux politiques dune pratique professionnelle.
Cest là une interrogation constante, notamment quand la profession se retrouve à la fois dans le prétoire et sur le ban des accusés, ou encore lorsque les décrets antisémites frappent la corporation. On le constate alors, le barreau réagit généralement et soutient ses éléments : «réflexe corporatiste», constate-t-on, mais le conseil de lOrdre protecteur officiel sait sortir de ses tâches habituelles, allant jusquà organiser la fuite de certains de ses membres. La situation des magistrats est plus délicate, comme serviteurs de lEtat, parlant «son langage» (pour reprendre une belle formule de lauteur) : à ce titre, la résistance semble incompatible avec la charge... Or si un seul a refusé de prêter serment (P. Didier), dautres usent de leurs charges pour enrayer la machine judiciaire, ou la dévoyer (ainsi ce procureur Stamm de Louviers, qui commence une carrière de faussaire
). Faut-il démissionner ou rester en place ? Prendre les armes ou garder la robe ? La réflexion, dans ce cas, relève de la dimension individuelle et la logique de système se heurte à lirréductibilité des cas particuliers.
Le cas des organisations de résistance est plus aisé à cerner, car plus classique : L. Israël examine les organisations «spécifiques» de juristes. Ici comme ailleurs, on assiste au sein de la résistance intérieure - au conflit entre communistes du Front national des Juristes (et les groupes rattachés) et les autres (réseau Valmy, Organisation Civile et militaire
) puis à la mise en place, dès 1943, dune politique dunion (au sein du Comité national judiciaire), plus pragmatique que sincère. Mais les Français de lextérieur ne sont pas oubliés, à travers la personne de René Cassin, juriste de la France libre et commissaire à la justice. En analysant le fonctionnement et lactivité des juristes de Londres (dans une sorte de «république des comités» - CGE, CJ - aux compétences multiples et entrecroisées), lauteur développe la question de la théorie juridique face à Vichy, du célèbre rapport entre la légitimité et la légalité. A Londres, à Alger, on réfléchit également aux lendemains : les urgences de lheure sont autres, et de fait, la résistance des juristes à lextérieur tranche avec celle de lintérieur. De manière fort logique, louvrage sachève sur un long épilogue concernant lépuration (réflexion déjà engagée par lauteur dans la très belle synthèse dirigée en 2003 par M.-O. Baruch, Une poignée de misérables).
Louvrage de Liora Israël savère à la fois riche et, par endroits, énervant : riche comme une belle étude historique, classiquement menée et documentée, avec une problématique passionnante et des réponses - au singulier comme au pluriel nuancées ; énervant lorsque lauteur sengage sur le terrain dune sociologie de la décision qui verse dans la généralité. Car si L. Israël, dans une annexe méthodologique efficace (et plutôt introductive dailleurs), défend une approche socio-historique novatrice (du moins concernant la période), cela donne dans le corps du texte des raisonnements parfois un peu redondants et jargonnants, des schémas relationnels à lutilité discutable, énième écho du sempiternel débat entre historiens et sociologues.
Une démarche légitime donc, certainement louable, servie par une belle plume, mais qui ne convainc pas toujours par sa pertinence. Il nempêche, lexcellence du travail historique simpose : passant aisément des cas individuels aux cas collectifs (de la corporation aux réseaux, en somme), lauteur sait donner à ce groupe quasi protéiforme une cohérence qui est celle de la pratique du droit dans la société, et de lusage «résistant » du droit (en terme de lieux, dinstitutions, de concepts et dindividus).
La démonstration est réussie. Au final, une belle thèse, qui illustre les ambiguïtés dune culture professionnelle autant que dindividus. «Magistral», faudrait-il conclure !
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 11/10/2005 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Une poignée de misérables de Marc-Olivier Baruch , collectif | | |