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Sigmaringen, un anti-lieu de mémoire ? | | | Jean-Paul Cointet Sigmaringen - Une France en Allemagne (septembre 1944 - avril 1945) Perrin 2003 / 23 € - 150.65 ffr. / 366 pages ISBN : 2-262-01823-5 FORMAT : 14 x 23 cm
L'auteur du compte-rendu : Gilles Ferragu est maître de conférences à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Cest une petite ville de Souabe, dominant le Danube, un peu oubliée aujourdhui. Pourtant, son nom résonne dune manière sinistre dans lhistoire de la France contemporaine, à peine éclairé par le talent littéraire dun Louis-Ferdinand Céline. A partir daoût 1944, elle abrite le dernier acte dune pièce qui se joue depuis le 10 juillet 1940, la «Révolution nationale» incarnée par lÉtat français de Philippe Pétain. Sigmaringen fait partie de ces lieux que la mémoire française se refuse à évoquer, mais qui la marque nettement. Comme Alésia (dont le site même semblait perdu et qui fait parfois encore lobjet de débats) et Waterloo, Sigmaringen demeure comme une tache, avec toutefois la connotation singulière que lui donne la collaboration avec le nazisme. Il y a là sans doute une forme de lieu de mémoire, ou bien, pour développer le concept fondateur de Pierre Nora, un «anti-lieu» de mémoire et il faut savoir gré à Jean-Paul Cointet, professeur à luniversité dAmiens et historien réputé de la période, de livrer une étude érudite de la question.
Louvrage se présente comme un journal quotidien émaillé de citations variées (et notamment du journal de Marcel Déat, témoin privilégié), qui souvre sur le départ de Vichy et lécroulement du régime, pour sachever en suivant les destins des divers protagonistes (Déat, Doriot, Brinon, Darnand
), ombres errantes dune Europe nouvelle qui nest plus la leur. Demblée, J.-P. Cointet souligne laspect artificiel, presque théâtralisé, de cette chute : opposant Pétain et Déat, il met en scène le chef dun État de plus en plus fantoche jouant à Vichy une scène denlèvement montée en accord avec loccupant, tandis quà Paris, Marcel Déat, fuyant, au choix, ses ennemis ou ses responsabilités, organise un départ à la fois solennel et pressé. Les deux épisodes donnent le ton de ce que sera Sigmaringen, ainsi que les ambiguïtés de ce château, lieu dexil pour les uns, ultime bastion pour les autres.
La première étape du voyage passe par Belfort ou Nancy, où se bousculent miliciens en famille, dignitaires de Vichy et de la collaboration et soldats allemands dans une ambiance délétère qui fait fuir Pétain et les siens. Lodeur de la défaite imprègne les bottes allemandes. On prépare pourtant lavenir, notamment lors dune série dentretiens à Steinort, fin août 1944, où plusieurs collaborationnistes, «Français de lultime aventure» (p.60) tentent de convaincre Ribbentrop et Hitler lui-même quils sont les seuls successeurs possibles de Pétain, aptes à devenir «le führer des Français dAllemagne» (p.93). Du reste, il y a encore deux millions de Français en Allemagne, sous des motifs divers et souvent involontaires il est vrai
le pouvoir est à portée de voix.
Début septembre, le voyage se poursuit jusquà Baden-Baden puis Sigmaringen : là, dans un château historique, se joue la dernière pièce dune «délégation pour les intérêts nationaux de la France en Allemagne». Cest avec talent que J.-P. Cointet nous fait revivre les conditions de vie, langoisse, lexaspération de cette foule définitivement déchue, et consciente, comme lacteur Le Vigan, de sa déchéance. Déat note ainsi dans son journal du 6 décembre : «quest-ce quon va devenir dans ce patelin ?» (p.198). De fait, la guerre des antichambres qui avait animé Vichy se perpétue à Sigmaringen entre Doriot, successeur désigné qui prend bientôt la tête dun «comité de libération», et Brinon, responsable de la transition au sein dune «commission gouvernementale». Les cabales se succèdent tandis que, en toile de fond, les «émigrés» (comme les appelle Henri Hoppenot à lambassade de France à Berne) observent la France libérée en espérant y voir les signes dune décadence qui se fait attendre. Certes, ils disposent encore dune radio, «Radio-patrie» et dune presse, La France, Le Petit Parisien
mais il sagit là de vestiges, non de moyens. Brinon sessaye en vain aux accents gaulliens du 18 juin 1940, mais leffet est pathétique : ce nest pas du Danube que la France attend ses libérateurs... De son côté, lAllemagne nazie abat ses dernières cartes, en particulier les divisions waffen SS et notamment la «Charlemagne», qui incorpore les restes de la LVF et de la milice sous uniforme allemand, en dépit des efforts de Darnand. Mais loffensive von Rundstedt dans les Ardennes, après avoir suscité lespoir, savère finalement un échec et en Poméranie, la division Charlemagne ne saurait sopposer à limminente victoire alliée.
Le conflit Doriot-Brinon se conclut toutefois avec la mort de Doriot, le 22 février 1945, qui semble annoncer celle de la fiction de pouvoir quabrita Sigmaringen. Cest le signal de la fuite pour certains (Darnand, Céline) et de léclatement du PPF. Les autres ne tardent pas à suivre, en direction de la république de Salo, ou bien vers la confédération helvétique (bien ennuyée) via Wangen. Cest la débandade. Entre-temps, les troupes françaises arrivent à Sigmaringen le 22 avril 1945 : «dun Français, lautre». La suite relève de la justice (pas toujours celle des Etats) et des destins individuels.
Au final, louvrage est fort intéressant. Il faut y voir le fruit dune carrière et dune uvre historique dédiées à cette période, tant les précisions personnelles et réflexions psychologiques abondent. Sil bénéficie dun index, lon peut regretter labsence dun cahier iconographique, ainsi que dune bibliographie et dune liste de fonds darchives (la bibliographie et les archives étant mentionnés dans les notes). Mais le lecteur curieux dun épisode mal connu, et peu glorieux, de lhistoire de France peut faire confiance au guide talentueux de ce petit château, quest J.-P. Cointet.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 24/10/2003 ) Imprimer
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