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Histoire & Sciences sociales -> Période Contemporaine |
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Bourgeois du «Monde d’hier» | | | Jacques Le Rider Arthur Schnitzler - ou la Belle Epoque viennoise Belin - Voix allemandes 2003 / 14.50 € - 94.98 ffr. / 256 pages ISBN : 2-7011-2935-4 FORMAT : 11x18 cm
L'auteur du compte-rendu : Thomas Roman, diplômé de Sciences-Po Paris, titulaire d'un DEA d'Histoire à l'IEP, y poursuit sa recherche en doctorat, sur les rapports entre jeunesse et nationalisme en France à la "Belle Epoque". Imprimer
Depuis Luvre dArthur Schnitzler. Imageries viennoises et problèmes humains (1966), la production française sur le grand dramaturge allemand avait été chiche, nous explique Jacques Le Rider. Hormis les actes dun colloque tenu à Rouen en 1981 et quelques études ponctuelles (comme Schnitzler et les femmes, de Renate Wagner, Stock, 1990), peu détudes sont en effet venues éclairer la vie du grand écrivain viennois, en comparaison dune bibliographie germanophone et anglophone fournie. Louvrage de Jacques Le Rider comble donc un vide pour qui sintéresse à la Belle Epoque viennoise et ne maîtrise pas forcément les langues étrangères. Cest là le mérite de la jeune collection des éditions Belin, «Voix allemandes», dirigée par Michel Espagne et déjà riche de biographies consacrées à Schiller, Canetti ou Müller.
Jacques Le Rider, spécialiste des milieux littéraires et intellectuels autrichiens du début du XXe siècle (voir notamment Modernité viennoise et crise de lidentité, PUF, 2000), nous livre un portrait instructif et intéressant de lécrivain. Sil colle peut-être trop aux uvres de lauteur, délaissant le portrait du personnage et une peinture de la société viennoise de lépoque, qui semblent désormais nécessaires à toute entreprise biographique (contextualisation, mise au jour des sociabilités, des réseaux
), louvrage se lit aisément et invitera le lecteur à une (re)découverte de Schnitzler.
La grande idée en est que Schnitzler incarne les contradictions de son temps. Estampillé sans doute trop rapidement écrivain décadent, il est aussi porteur des soucis moraux et rationalistes de son époque. Il partage ainsi, avec de nombreux hommes de culture de son temps, cette condition malaisée et difficilement lisible du «libéral-conservateur» : «un libéral, resté fidèle aux idées de 1848, que la modernisation sociale et culturelle de la fin du siècle a profondément déçu» (p.19). Ainsi, nous explique Le Rider, le prototype de lhomme schnitzlerien, alter ego dencre et de papier, est enfermé dans un système de représentations patriarcal tout en sinscrivant dans une logique de destruction de ce système. Ces héros sont des hommes embrassant la modernité tout en perpétuant des codes devenus archaïques : ainsi de leur rapport aux femmes, dont ils se veulent toujours les seigneurs et maîtres. Schnitzler serait un «un libéral désillusionné, [
] un disciple critique et désabusé des Lumières» (p.185) comme lillustre Au perroquet vert, critique de la Révolution française ayant tué dans son avènement lidée même de révolution.
Ce fils spirituel de Maupassant, diariste infatigable, ancien médecin tombé en littérature, est le contemporain de Freud avec qui il exprime les interrogations de son temps : un intérêt poussé pour le rêve et lauto-observation de sa vie onirique, une attention critique à la psychanalyse. Des uvres comme La Nouvelle rêvée (portée à lécran par Kubrick avec Eyes Wide Shut), Mademoiselle Else, Mourir ou La Ronde, expriment parfaitement ces intérêts.
Pour chacune de ces uvres, Jacques Le Rider nous livre un commentaire précis et captivant, lagrémentant de vues plus personnelles. Concernant Mademoiselle Else, par exemple, il ne souscrit pas à la thèse communément admise du suicide final, ny voyant, au terme dune crise dhystérie, quune théâtrale tentative de suicide. Luniversitaire nous introduit également au travail décriture de Schnitzler, ennemi des littérateurs de son temps (Hugo von Hofmannsthal en tête) confondant littérature et vie réelle. Son incroyable imagination littéraire le distingue comme lIbsen de la Vienne contemporaine, apprécié pour ses «comédies de conversation» où chaque personnage est désigné par le langage de son milieu social, comme une «physionomie acoustique».
Schnitzler fut un subtil observateur de la société viennoise de la Belle Epoque. Juif assimilé à la culture allemande de la bourgeoisie viennoise, il na pas de définition claire de lidentité juive mais se montre très sensible aux manifestations répétées dun antisémitisme dont il comprend et montre quil est devenu le code culturel dominant dans les sociétés allemandes et autrichiennes de lépoque. Le roman Vienne au crépuscule est en la matière emblématique.
Si le Arthur Schnitzler de Jacques Le Rider nest pas une biographie au sens académique du terme (chronologique, contextualisée), ce nest pas non plus une simple analyse littéraire. Lauteur, par le biais des textes, redessine les contours dun homme exprimant particulièrement les trends de son temps. Ce en quoi - à la suite des travaux de Peter Gay (Schnitzlers century. The making of middle-class culture. 1815-1914, 2002) il reflète cette Europe victorienne brutalement détruite dans les tranchées.
Thomas Roman ( Mis en ligne le 21/11/2003 ) Imprimer
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