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Jeunes et innocents ?
Marc Cluet    collectif   Le Culte de la jeunesse et de l'enfance en Allemagne - 1870-1933
Presses universitaires de Rennes - Etudes germaniques 2003 /  22 € - 144.1 ffr. / 320 pages
ISBN : 2-86847-804-2
FORMAT : 15x24 cm

L'auteur du compte rendu: Nicolas Le Moigne, Agrégé d’histoire, est boursier de recherche à la Mission Historique Française en Allemagne à Göttingen, et prépare une thèse de doctorat sur les liens entre mouvements de jeunesse et nationalisme dans l’Allemagne de Guillaume II et de Weimar.
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Le Groupe de Recherches Allemandes et Autrichiennes (GRAAL) de l’Université de Rennes donne une nouvelle preuve de sa vitalité avec Le Culte de la jeunesse et de l’enfance en Allemagne 1870-1933, qui rassemble, sous la direction de Marc Cluet, les contributions d’un colloque tenu à l’Université de Rennes-II en 2002. La perspective du GRAAL est de mener une «histoire sociocritique des idées». Démarche séduisante, qui se nourrit, dans le cas de l’Allemagne de Guillaume II et de Weimar, de l’idée de crise du Bildungsbürgertum, cette «bourgeoisie cultivée», qui se définit d’abord par la possession de diplômes, et dont le mode de vie et les aspirations s’éloignent de plus en plus de ceux de la bourgeoisie d’affaires, à mesure que l’on s’avance dans le XIXe siècle.

Marc Cluet explique que la montée des élites techniciennes et des formations professionnalisantes à la fin du siècle conduit à un déclassement progressif de cette «bourgeoisie de la culture», dont les valeurs se rigidifient par contrecoup. On aspire à un nouveau modèle de comportements sociaux, à développer un nouveau rapport à l’Homme et à la Nature. Les classes cultivées se cherchent un nouveau code culturel lorsqu’elles se trouvent refoulées vers les classes moyennes par la montée de la technocratie : l’idée remonte, en Allemagne, à Hans-Ulrich Wehler. Dans ce contexte de crise d’identité, une figure comme celle de Nietzsche, «prototype du ‘bourgeois cultivé’ à tendance bohème» (Cluet) fait comprendre la dimension centrale de l’exaltation de la jeunesse dans la recherche d’une nouvelle «culture normative».

Le jeune ou l’enfant incarnent aux yeux du philosophe la santé naturelle, l’instinct, l’art ou la mystique religieuse, en contrepoint des valeurs de rationalisme et de matérialisme de l’ère industrielle. A l’extrême, la notion de jeunesse est hypostasiée à l’échelle collective, lorsque se répand, notamment dans les discours de Guillaume II, l’idée d’un peuple allemand jeune et vigoureux, appelé à terrasser les nations séniles que seraient la France et la Grande-Bretagne. La jeunesse est conçue comme une valeur pré-sociale, voire a-sociale, qui permettrait de fonder une nouvelle communauté.

Les contributions examinent les vecteurs de propagation de ces valeurs associées à tort ou à raison à la jeunesse. Car un culte a besoin de prophètes: Nietzsche, célébré par la revue PAN, autour du comte Harry Kessler, est évidemment à la place d’honneur. A ses côtés, un poète (Stefan George), un dramaturge (Hugo von Hofmannsthal), un romancier (Hermann Hesse), développent, chacun à leur manière, la mystique de l’innocence, de la force originelle et de la beauté qui se cristallise dans l’idéal de jeunesse. Et ouvrent des perspectives nouvelles à l’horizon nietzschéen : chez Hofmannsthal, le stade de l’enfance est celui de la pré-existence, où l’humain réussit la synthèse de la sagesse et de la souveraineté. Qu’il soit métaphore de l’artiste, du roi ou du fou (Hofmannsthal), incarnation de fantasmes sublimés (George), ou réservoir des pulsions et des rêves anarchiques du «deuxième monde» (Hesse), l’enfant est, chez les grands de la littérature allemande du premier tiers du siècle, au centre du système esthétique. Dans les œuvres d’anticipation de Hans Dominik, l’humanité doit sa régénération à des héros qui combinent intelligence technologique et spiritualité, bâtisseurs d’une Allemagne nouvelle. Les avant-gardes artistiques ne sont pas en reste, dans cette célébration de l’énergie et de l’innocence, qui est au cœur de la peinture de Paula Modersohn-Becker comme du mouvement expressionniste, étudié à travers les revues Die Aktion, Der Sturm ou Die Weissen Blätter. Sans parler du Jugendstil, cousin de l’«Art nouveau» français, en équilibre précaire entre quête de la modernité et nostalgie d’un âge d’or incarné par l’enfance.

Mais l’ouvrage rend aussi justice à la jeunesse en tant que phénomène social, et c’est sans doute son principal apport. En effet, en tant que thème littéraire, l’exaltation de l’élan juvénile est beaucoup mieux connue que sa traduction en termes d’aspirations politiques, ou de transformations des modes de vie et de sociabilité, bref, de tentatives concrètes, non totalitaires, de construction d’un Homme nouveau. La modification du regard porté sur les premiers âges de la vie trouve son écho dans l’organisation de l’enseignement et les pratiques pédagogiques, notamment pour les jeunes filles. Parallèlement, il s’agit de faire justice à la «jeunesse en mouvement», la Jugendbewegung, cette mobilisation d’une frange importante de la jeunesse bourgeoise des années 1890-1930, autour de différents projets de rénovation de la société. Sans rapport avec le scoutisme, cette mouvance, intermédiaire entre le mouvement de jeunesse, le parti politique et les groupes d’étudiants vagabonds du Moyen-Âge, regroupe près de 60.000 membres dans les années 1920. L’évocation de la vague d’espoir soulevée par le rassemblement sur le Haut-Meissner en 1913 permet de rappeler le rôle de la freideutsche Jugend dans la libération des modes de vie des jeunes, ainsi que d’expliquer le rôle des jeunesses pacifistes dans les Congrès pour la Paix organisés dans les années 1920 par Marc Sangnier. Les liens entre la prégnance du thème juvénile dans l’intelligentsia et les entreprises des jeunes eux-mêmes s’illustre à travers le cas emblématique de Siegfried Kracauer.

On peut certes regretter certains partis pris, comme le fait de s’arrêter avec l’arrivée du nazisme au pouvoir, alors que le culte du jeune barbare est un aspect encore peu étudié de l’horreur brune. Ou encore le fait de privilégier les avant-gardes artistiques, au détriment des arts appliqués, du kitsch ou de la littérature de gare, qui nous apprendraient également beaucoup. Mais ce livre a ce grand mérite de tenter cette rencontre entre critique littéraire et histoire sociale. Et il en montre la viabilité d’un dépassement du conflit, souvent artificiellement entretenu, entre perspectives individuelle et sociale.


Nicolas Le Moigne
( Mis en ligne le 27/02/2004 )
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