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La ''plus grande France'' revisitée | | | Claude Liauzu collectif Colonisation : droit d'inventaire Armand Colin 2004 / 24 € - 157.2 ffr. / 352 pages ISBN : 2-200-26434-8 FORMAT : 16x24 cm
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Lhistoire na, a priori, rien de définitif et, pour certaines problématiques plus «sensibles», elle implique même un effort constant de relecture et dinterrogations critiques et méthodologiques. Fort logiquement, le passé colonial de la France relève de cette historiographie sensible : la société civile actuelle a des attentes, fondées ou instrumentalisées, qui sont autant de mises en demeure pour les historiens. Dans la foulée dune expression qui fit trembler naguère la France post-mitterrandienne, une équipe de chercheurs universitaires réunis par Claude Liauzu revendique donc, dans ce Colonisation : droit dinventaire, un nouveau regard sur lhistoire coloniale.
Le dessein est ambitieux mais convenons demblée que louvrage est à la hauteur. Dans une introduction à la fois historiographique et programmatique, les auteurs dressent le tableau de lhistoire coloniale telle quelle fut pratiquée depuis un siècle, et de ses limites. Ainsi, il aurait manqué à cette histoire un «tournant des Annales», et tandis que le genre stagnait, les germes dune évolution apparaissaient, mais dans des matières comme la sociologie, léconomie, lethnologie, autour des sociétés du tiers-monde et des études de civilisations. Sont ainsi invoquées les figures de Cheikh Anta Diop ou d'Edward Saïd, entre autres, dont les travaux sont autant de suggestions pour une histoire qui sest longtemps focalisée sur un modèle dEtat-nation sans nuance, que ce soit lEtat colonisateur ou le nouvel Etat décolonisé, aux dépens dun regard plus aigu porté sur les sociétés et lombre portée de lEtat colonisateur.
Louvrage se divise en deux parties. La première, la plus classique, est une courte évocation de lhistoire coloniale de la France contemporaine, depuis 1830 et lAlgérie jusquaux décolonisations et leurs ambiguïtés, évocation forcément rapide problème de format et donc par endroit, frustrante. A cet égard, le classicisme a quand même du bon et lon se reportera pour plus de précisions à des ouvrages plus anciens. Mais lintérêt du livre ne réside pas là, même si cette partie permet déjà de repréciser les ambitions de louvrage. Cest principalement la deuxième partie, thématique, qui attire lattention. En effet, sous le titre «dossiers et débats» sont réunies des réflexions sur des questions transversales et des notions qui, au vu de la diversité des réalités coloniales, demeurent complexes à mettre en perspective, et donc des plus utiles. On en apprécie dautant plus la cohérence de lensemble, cohérence méthodologique revendiquée dailleurs dès lintroduction. En effet, sil apparaît difficile de réaliser une histoire synthétique de la colonisation, du fait de la diversité des situations, on doit toutefois souligner leffort dharmonisation (en terme de problématiques) réalisé par léquipe, notamment dans la partie des débats.
En commençant avec celui sur les sociétés avant la colonisation, les auteurs ont tenu à restituer non seulement la situation précoloniale, mais également les conceptions des colonisateurs, puis des sociétés décolonisées sur leur passé, tant la dimension mémorielle savère importante (justifiant jusquà un certain point le présent ouvrage). La question des justifications (théorique, idéologique, économique
) à la colonisation sous-tend en effet de nombreuses interrogations concernant tant leffort colonial même, que la gestion des colonies (et lorganisation des rapports entre colons et indigènes par exemple) ou lavenir de lempire tel quil est envisagé depuis la métropole. En creux, lenjeu de légitimation est systématique et fait feu de tout bois (théories pseudo scientifiques sur les races, «fardeau de lhomme blanc», mission civilisatrice
). Le pendant de ces débats réside logiquement dans un tableau de lanticolonialisme et de ses différentes inspirations, depuis les idéologies (marxisme, nationalisme) jusquaux revendications culturelles propres. Il en résulte limage de sociétés bouleversées, à mi-chemin entre un passé désormais inaccessible (et souvent méprisé) et un avenir flou (intégration, ségrégation, libération
). Lidentité des peuples colonisés ainsi que des individus - nest plus seulement un sujet de réflexion, mais également un enjeu. Dans cet ordre didée, les mouvements de décolonisation sont analysés dans leur complexité (le manichéisme qui a longtemps prévalu en ce domaine nest plus à lordre du jour) comme dans leurs conséquences, c'est-à-dire des sociétés ex-coloniales plus ou moins cohérentes et «libérées» dune forme doppression. En guise de conclusion, une réflexion sur la mémoire de la colonisation dévoile tout lenjeu dune histoire du fait colonial, et confirme lintérêt dun tel ouvrage.
On ne saurait trop le recommander aux amateurs dhistoire coloniale (le terme est-il seulement encore légitime ?), tant son organisation et la richesse de ses réflexions le pose comme un manifeste intéressant autant queun bilan des ambitions du genre. Certes, il ne sagit pas là dune encyclopédie : le tableau nest pas exhaustif (comment le pourrait-il au demeurant ?) et, en se concentrant sur les sociétés et leur évolution, il néglige dautres problématiques (la ville coloniale, léconomie, la guerre coloniale et sa culture propre, le rôle des colonies dans les guerres, la dimension internationale, bi- ou multilatérale
). En outre, la lecture de cette étude suppose déjà, sinon une relative familiarité, au moins des connaissances. Quelques annexes précieuses (cartes, lexique, bibliographie récente) viennent heureusement compléter le texte. De fait, louvrage ne vise pas à lexhaustivité, mais plutôt à devenir une synthèse accessible et novatrice, pour une histoire assumée et décomplexée. Objectif atteint !
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 27/05/2004 ) Imprimer
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