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Trois colonies en révolution nationale | | | Eric-T. Jennings Vichy sous les tropiques - La Révolution nationale à Madagascar, en Guadeloupe, en Indochine. 1940-1944 Grasset 2004 / 22 € - 144.1 ffr. / 386 pages ISBN : 2-246-65371-1 FORMAT : 14x23 cm
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
De Vichy, on semble parfois tout savoir (ou presque) tant le volume des publications consacrées aux années sombres est important et perpétuellement accru. Pourtant, il est un grand silence dans lhistoriographie, celui de lempire colonial français : certes, cette expression est à nuancer et lon trouve quelques travaux de qualité sur certaines colonies (lAlgérie), mais il y a là, dans ces finistères de la civilisation française, quelques sujets et territoires détudes qui attendent lhistorien. Cest lun des mérites de louvrage dEric Jennings, issu dune thèse dhistoire soutenue aux Etats-Unis, de sêtre attaqué à un sujet quelque peu laissé en jachère par lhistoriographie, alors même que les archives sont, en partie, disponibles.
Louvrage sorganise en quatre parties. La première, métropolitaine, très (trop) courte, évoque les institutions coloniales au sein de Vichy (ministère croupion, en sous-effectif, en dépit dun poids symbolique manifeste de lempire), et la manière dont, autour de Pétain, on entend décliner la révolution nationale aux colonies. Car elles sont le dernier joyaux de la France vaincue : il sagit donc de les entretenir et de les faire évoluer selon les principes nouveaux sans leur laisser entrevoir létat réel de la métropole; une dialectique complexe à mettre en oeuvre. Demblée, on constate que cette fameuse révolution nationale savère polysémique, une fois passés les tropiques, et quil en existe autant de versions que de ministres des colonies (dHenry Lémery maréchaliste modéré - à lamiral réactionnaire Platon), versions plus ou moins dures selon les convictions de chaque titulaire. Du reste, au sein même des entourages du maréchal Pétain, il semble que les opinions concernant la gestion de ces colonies dans le cadre du régime nouveau soient variables, voire contraires : depuis les partisans dune révolution impériale aux défenseurs dune singularité coloniale (Lyautey neveu). Résumons pour constater que, pour les colonies comme pour de nombreux autres domaines, Vichy aura surtout fait montre dune réelle pagaïe administrative au nom dune personnalisation des pouvoirs implicite.
Cest donc directement dans les territoires quil faut rechercher prémices et traces dune singularité et dune adaptation. Aussi le choix dexaminer trois dentre eux, aux histoires, aux cultures, aux enjeux géostratégiques et politiques divers, est-il fort pertinent, même si, de la sorte, il savère frustrant pour qui rêve dune réflexion globale et synthétique encore à venir. Car un point semble certain : on n'a pas vécu la même «révolution nationale» à Madagascar, en Indochine et en Guadeloupe. Chacun de ces territoires coloniaux, du fait de ses spécificités (le voisinage allié ou japonais, lancienneté et lhistoire administrative, la culture propre des populations et de leurs élites, le rôle et les poids des colons, la possibilité de communication avec la métropole
), traverse une histoire particulière. Les choix archivistiques de lauteur linclinent dailleurs à privilégier une perspective locale qui laisse la part belle aux autorités coloniales («loin des yeux, loin du coeur») : ainsi en est-il de ce vice-amiral Decoux, successeur de Catroux en Indochine et quasi-proconsul, qui sautorise même des écarts avec les instructions métropolitaines au nom dune vision personnelle de la situation. De même pour lamiral Robert qui fait des Antilles un véritable terrain dexpérimentation pour sa vision de la révolution nationale. On constate en effet que, souvent, la révolution nationale, version tropicale, sait jouer de la distance et de la situation particulière de la colonie pour justifier des pratiques spécifiques, au gré des colons et des autorités. Le danger est-il communiste ou nippon, gaulliste ou nationaliste ? Il apparaît en tous les cas que la guerre peut profiter à certains (notamment les colonisés, qui, du fait du manque dadministrateurs, voient leur situation parfois évoluer jusquà une relative autonomie), tandis que des rapprochements étonnants se créent entre des civilisations : ainsi lassimilation du maréchalisme au confucianisme est pour le moins originale. Au final, les ambiguïtés du régime de Vichy sont encore soulignées par le système colonial : lhésitation constante entre une volonté de réforme et une idéologie réactionnaire, les difficultés dinstaurer une «élite coloniale» nouvelle et assimilée, la politique de la jeunesse
Dans le même temps, Vichy transplante ses obsessions (la terre
) et ses haines (la franc-maçonnerie, les gaullistes) sous le soleil des tropiques, sans forcément un souci dadaptation (or la maçonnerie est très répandue dans ladministration coloniale). Plus inquiétant, la révolution nationale dans les colonies autorise et légitime toutes les pratiques, et en particulier la coercition tous azimuts, aux vertus «démonstratives». Eduquer et punir
on en revient toujours aux mêmes poncifs dans les colonies.
Cette étude, si elle demeure parcellaire par rapport à limmensité de lempire français (avis aux amateurs !), nen est pas moins fort intéressante et innovante, en ce quelle montre du fonctionnement de lempire dans une période difficile, ainsi que de la manière dont les sociétés, dans leur diversité, réagissent à une idéologie et à des situations ambivalentes. Le risque de ce type de travail peut être de donner trop de poids à la périphérie (les colons) par rapport au centre (la métropole), mais tel quil est, louvrage nen est pas moins passionnant et devrait inciter dautres chercheurs à passer de la monographie au comparatisme.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 27/07/2004 ) Imprimer
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