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Histoire de toques
Alain Drouard   Histoire des cuisiniers en France - XIXe-XXe siècle
CNRS éditions - CNRS Histoire 2004 /  20 € - 131 ffr. / 145 pages
ISBN : 2-271-06266-7
FORMAT : 17x24 cm

Préface de Jean-Robert Pitte.

L'auteur du compte rendu, David-Jonathan Benrubi, élève à l'École des chartes, président de l'Association historique des élèves du lycée Henri IV, poursuit, sous la direction de MM. Bruno Laurioux et Michel Pastoureau, des recherches sur les représentations des banquets au Moyen Age.

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Alain Drouard, historien et sociologue, directeur de recherche au CNRS, nous livre un ouvrage de synthèse et de réflexion sur l’«histoire majoritaire» des cuisiniers à l’époque contemporaine. Un plan semi-chronologique de rigueur permet de suivre une évolution d’ensemble tout en développant certains aspects à tel ou tel endroit du livre.

Une introduction rappelle succinctement quelques données sur les périodes anciennes, présente les sources – les PV des conseils d’administration des sociétés de secours mutuel, les littératures culinaire et gastronomique, la presse spécialisée, les mémoires, des entretiens oraux – et pose les questions auxquelles le livre souhaite apporter des réponses : «Qui sont les cuisiniers ? Quelle a été depuis le milieu du XIXe siècle leur place dans la société française ? (…) Comment cerner l’évolution de la profession et du métier lui-même ?» (p.22)

Les deux premiers chapitres présentent l’hétérogénéité d’un corps socio-professionnel qui s’efforce de se définir et d’être reconnu. Les acteurs de cette histoire peuvent certes être réunis en groupes distincts, mais ils sont eux-mêmes soumis à des tensions centrifuges. Le groupe des professionnels de la cuisine peine à réunir les cuisiniers des restaurants (chefs et garçons), les domestiques, les cuisinières. Toutefois, désireux d’indépendance vis-à-vis des bureaux de placement qui les exploitent, des associations apparaissent : née en 1840, la Société de Secours Mutuel des Cuisiniers de Paris, soucieuse de prendre en compte les intérêts des patrons, obtient une reconnaissance officielle de l’Empire. La Société des cuisiniers français, qui émerge dans les années 1880, met l’accent sur la recherche d’une cohésion sociale et d’un professionnalisme du corps : création d’écoles, concours et expositions en direction du public, publication d’une revue, sont à l’ordre du jour. Enfin, la Chambre syndicale, née en 1873, elle aussi dotée d’une revue, mène la lutte pour la reconnaissance de droits sociaux. Et de fait, les conditions de travail des cuisiniers sont déplorables (et le resteront jusqu’à nos jours) : les conditions d’hygiène, en particulier, retiennent l’attention. Le monde des cuisines a été un des lieux de l’émergence d’une médecine du travail. En face des cuisiniers, les gastronomes s’érigent en détenteurs de la légitimité culturelle dans le domaine du goût : à travers Grimod, Brillat-Savarin et leurs émules, «la gastronomie remplit une fonction sociale de réconciliation entre l’ancienne classe dirigeante, l’aristocratie, et la nouvelle : la bourgeoisie» (p.29).

Au tournant du siècle (ch. 3), l’élite du corps manifeste plus que jamais la volonté de voir la cuisine être reconnue comme un art, c’est-à-dire comme l’égale des professions libérales. D’où un regain d’intérêt pour la question de l’apprentissage. Le discours prononcé devant mille cuisiniers par Thomas Génin, le 8 février 1883, pour défendre un projet d’école professionnelle, est frappant de modernité : sont prévus cuisines et laboratoires éclairés par la lumière du jour, salles de réception pour le public, bibliothèque, salles de jeux pour que des liens amicaux renforcent la cohésion professionnelle, des conférences publiques… Une école professionnelle de cuisine, d’initiative privée, ouvrit enfin en mars 1881 (mais, faute d’élèves, elle devait fermer un an et demie plus tard). Un enseignement «dans toutes les branches de l’art culinaire et des sciences alimentaires» (cité, p.65) y était délivré. Cette formation professionnelle était réservée aux hommes, les femmes ne devant recevoir qu’un «enseignement ménager», qui, considéré comme un instrument de l’ordre social –
la bonne ménagère étant un rempart contre l’alcoolisme, la tuberculose et la syphilis – fut intégré par l’Etat dans l’enseignement primaire public. D’autres écoles privées ouvrirent au début du XXe siècle (Cordon Bleu…). Le livre propose alors, en forme de long bilan un peu désarticulé mais de lecture agréable, une somme d’informations sur la situation à la veille de la Grande Guerre (cultures gastronomiques, nationalisme culinaire, organisation des cuisines de restaurant, d’une part, des grandes maisons bourgeoises d’autre part, statistiques professionnelles, etc).

Le XXe siècle (ch. 4 et 5) connaît une «émancipation» progressive du cuisinier, depuis l’œuvre remarquable de Léopold Mourier, président de la Société de secours mutuel des cuisiniers de Paris, jusqu’aux conséquences sociales de la Nouvelle Cuisine, en passant par la remise à Auguste Escoffier de la dignité d’Officier de la Légion d’honneur (1928), vécue par le corps des cuisiniers comme une promotion collective.

Dès l’entre-deux-guerres, les grands chefs sont soucieux de renforcer la solidarité du corps. Ainsi, la Maison familiale de la Société des cuisiniers de Paris, qui accueille des orphelins et des retraités, bénéficie des dons de la fondation Mourier. Quelques cuisiniers, illustres, commencent à se mettre à leur compte, à l’instar des célèbres «Mères lyonnaises». La création de l’enseignement technique national par la loi d’Astier (1919) et surtout l’élaboration, pour le domaine spécifique de la cuisine, d’une charte de l’apprentissage (1929), permettent de préciser les droits de l’apprenti (âge, formation, rémunération), sans toutefois endiguer une crise des vocations due entre autres au développement de l’hôtellerie.

L’avènement de la société de consommation affecte la position sociale du cuisinier. Les cuisiniers des maisons bourgeoises ne disparaissent que dans les années 1980, mais dès les années 1960, leur situation est normalisée avec la généralisation du salariat et donc l’acquisition des droits sociaux du salarié (congés payés, retraite), et, enfin !, l’interdiction des bureaux de placement. Dans les restaurants, le progrès du service à l’assiette, en réduisant considérablement la tâche des serveurs, assure la victoire de la cuisine sur la salle.

Drouard s’attarde longuement sur la Nouvelle Cuisine. L’expression naît dans les tribunes du Gault et Millau (qui se défend, sans convaincre, d’en avoir été le chantre). Il s’agit, participant d’une remise en cause de la société de consommation, d’un mouvement prônant le retour au plus naturel, au plus vrai, au plus simple. Il ne s’agit pas en soi d’une rupture : en 1925, dans la Revue culinaire, Phileas Gilbert se félicitait : «De même qu’ils ont abandonné les préparations compliquées, les cuisiniers d’aujourd’hui ont renoncé aux présentations fastueuses, pompeuses et prétentieuses… La cuisine d’aujourd’hui veut être simple…» (cité, p.103). Néanmoins, la «bande à Bocuse» se pense en rupture, et son discours idéologique est relayé par le Gault et Millau. L’avènement de la Nouvelle Cuisine correspond néanmoins à des changements importants. Le nouveau public est celui des «cadres moyens et supérieurs, groupe leader dans la société de consommation et dont les valeurs sont en matière gastronomique : minceur, légèreté, santé, plaisir». La cuisine se simplifie alors autour du thème d’une «cuisine du marché» qui se veut inventive, tandis que la carte se fait plus courte, que la présentation et la préparation des mets subissent l’influence de la cuisine japonaise, et que les cuisines se dotent d’équipements modernes qui améliorent les conditions de conservation (surgelé) et de cuisson (sous-vide).

Les grands chefs au demeurant, à la suite de Michel Guérard (Findus, 1976), nouent des liens avec l’industrie agro-alimentaire pour permettre à une haute cuisine de plus en plus inaccessible de subsister financièrement. Si Robert Courtine, dans les tribunes du Monde, crie à l’imposture de «L’Assiette aux leurres», la reconnaissance vient assez rapidement : dans le sillage du Gault et Millau, le Michelin distribue les étoiles, et les Nouveaux Cuisiniers deviennent des stars. Leur rayonnement médiatique ne doit pas pour autant laisser dans l’ombre les cuisiniers des cantines : «en 1996, la France employait 16500 cuisiniers salariés, dont plus de la moitié travaille dans le secteur de la restauration collective». Ceux-ci, d’ailleurs, sont en moyenne aussi diplômés que leur collègues des restaurants, et souvent mieux rémunérés.

On s’interroge parfois sur la méthode. De Phileas Gilbert, par exemple, cuisinier plumitif de la fin du XIXe siècle dont les témoignages sont convoqués tout au long du livre, on ne sait presque rien. Par ailleurs, qu’une institution comme le CNRS publie des ouvrages sans index pose problème. Mais ce livre, d’un format réduit, d’une présentation aérée, qui fait la part belle aux citations, est d’une lecture agréable, facile et intéressante. Le propos est d’abord celui d’un historien des sociétés, mais les amateurs de recettes ne seront pas non plus déçus. Au demeurant, et peut-être est-ce là le propre d’une certaine culture de recherche héritée de Flandrin, sociologie et bonne chair font bon ménage, comme l’expriment les premiers mots de l’auteur, qui font office d’égo-histoire : «ayant grandi dans une famille qui célébrait les plaisirs de la table…» (p.11)


David-Jonathan Benrubi
( Mis en ligne le 06/04/2005 )
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