|
Histoire & Sciences sociales -> Période Contemporaine |
| |
Un habit trop serré pour le prince de Bismarck | | | Jean-Paul Bled Bismarck - De la Prusse à l'Allemagne Alvik éditions 2005 / 18 € - 117.9 ffr. / 332 pages ISBN : 2-914833-42-3 FORMAT : 14,5cm x 22,5cm
L'auteur du compte rendu : Archiviste-paléographe, docteur de l'université de Paris-I-Sorbonne, Thierry Sarmant est conservateur en chef du patrimoine au Service historique de l'armée de Terre. Il prépare, sous la direction du professeur Daniel Roche, une habilitation à diriger des recherches consacrée à "Louis XIV et ses ministres, 1661-1715". Il a publié une vingtaine d'articles sur l'histoire politique et culturelle de la France moderne et contemporaine et six ouvrages dont Les Demeures du Soleil : Louis XIV, Louvois et la surintendance des Bâtiments du roi (2003)et La Roumanie dans la Grande Guerre et l'effondrement de l'armée russe (1999). Imprimer
Avec Guillaume dOrange et Adolf Hitler, Otto de Bismarck est sans doute lhomme quau cours de leur histoire les Français ont le plus haï. Cette haine était dautant plus vive quelle était secrètement mêlée dadmiration pour le grand politique qui fonda lunité de lAllemagne. Dans la mémoire collective des Français comme dans celle des Allemands, Bismarck garde la pose que Karl Anton von Werner lui a donnée sur le tableau commémorant la proclamation de lEmpire allemand : au milieu de la Grande Galerie de Versailles, le 18 janvier 1871, le géant, sanglé dans luniforme des cuirassiers blancs, médite, triomphant et recueilli, au milieu des princes et des généraux du second Reich.
Le grand mérite du livre de Jean-Paul Bled est dapporter de sérieuses corrections à cette image dEpinal, de lui substituer un portrait tout en nuances, où apparaissent les multiples contradictions du personnage. Bismarck nest nullement un produit typique de laristocratie militaire prussienne. Le futur chancelier déteste tout ce qui ressemble à lembrigadement : linternat lui laisse les plus mauvais souvenirs, son parcours dans larmée sest arrêté au grade de lieutenant de réserve, et son passage dans ladministration civile a été des plus médiocres. Dès quil la pu, il a quitté son emploi pour la vie de hobereau faisant valoir ses terres. Réactionnaire bon teint, Bismarck est aussi un animal politique lalliance des deux penchants est alors assez rare. Elu au Landtag prussien en 1847, il se révèle orateur de premier ordre et la plus forte personnalité du parti conservateur. Cest cette dimension politique qui lui vaut un carrière dambassadeur fulgurante quenvient les diplomates de métier : représentant de la Prusse auprès de la Diète de Francfort (1851), ambassadeur à Saint-Pétersbourg (1858), ambassadeur à Paris (mars 1862). Cest elle qui limpose au roi Guillaume, réticent, comme ministre-président et ministre des Affaires étrangères (septembre 1862). En effet, Bismarck, quoique défenseur de labsolutisme contre les libéraux, na pas lheur de plaire à la famille royale de Prusse. Cest sa supériorité intellectuelle, cest lascendant quil exerce, non la faveur, qui lui permettent daccéder au pouvoir dans la force de lâge, sous un prince vieilli et fatigué.
En moins de dix années, ponctuées par la défaite de lAutriche (1866) et lécrasement de la France (1870), le ministre va réaliser lunité de lAllemagne, une unité conçue comme lapothéose de la Prusse, mais emportée de haute lutte sur un roi de Prusse timoré et hésitant. Après le triomphe de 1871, Bismarck cumule pendant près de vingt ans les fonctions de chancelier du nouveau Reich avec celles de ministre-président du royaume de Prusse, sous les empereurs Guillaume Ier (1871-1888), Frédéric III (1888) et Guillaume II. Lantipathie entre ce dernier et son chancelier entraîne la démission de Bismarck (1890) et une sourde hostilité les oppose jusquà la mort du grand homme (1898). Ultime contradiction de Bismarck, farouche tenant de la prérogative monarchique, pour en être finalement la victime
On conçoit que 330 pages ne suffisent pas à faire le tour dun pareil monument. Le colosse de Varzin est à létroit dans le costume trop serré que lui taille M. Bled. On retrouve en effet dans ce Bismarck les qualités et les défauts qui apparaissaient déjà dans le François-Joseph du même auteur, publié chez Fayard. Le récit est agréablement mené, le contexte politique et économique bien retracé, les analyses subtiles et mesurées, mais M. Bled nentre pas en sympathie avec son sujet, si bien quil nous livre une synthèse utile pour létudiant, historien ou germaniste, plutôt quune recréation du héros et de son temps. La peinture de lépoque est réduite au minimum, les méthodes de gouvernement sont très rapidement évoquées, la psychologie du personnage nest quesquissée. On aimerait entendre parler davantage le premier rôle, dont lironie cinglante et le sens de la formule sont bien connus ; on aimerait aussi entendre les contemporains, notamment les illustres victimes de la ruse bismarckienne (François-Joseph, Napoléon III). Faute dune enquête plus serrée, on referme le livre sans savoir si le triomphe de 1871 procède dun grand dessein, nourri de longue date, ou dune exploitation habile des circonstances.
On saura pourtant gré à J.-P. Bled de démonter les discours téléologiques inspirés par la «récupération» dont la mémoire du chancelier a été la victime de la part de ses successeurs. Bismarck nannonce pas Hitler, et lexpansionnisme délirant du IIIe Reich nest pas en germe dans lunité allemande. En dépit de fautes politiques intérieures (le Kulturkampf) et extérieures (le refroidissement de lalliance russe), le Bismarck daprès 1871 est essentiellement animé par la prudence, soucieux quil est de la cohésion du nouvel Etat et du maintien de léquilibre européen. Pour retracer la généalogie politique du régime national-socialiste, il convient plutôt de chercher du côté de Guillaume II et de ses généraux on renverra pour ce faire aux remarquables Buts de guerre de lAllemagne impériale de Fritz Fischer.
Même exonérée de cette lourde postérité, la figure de Bismarck demeure une des clefs de lidentité allemande et peut-être aussi, par un jeu de miroirs inversés, de lidentité française. Raison de plus pour penser quaprès ce Bismarck il y a encore place pour dautres biographies françaises du grand chancelier, pour souhaiter une fresque qui soit plus à la mesure de ce géant.
Thierry Sarmant ( Mis en ligne le 18/12/2005 ) Imprimer | | |
|
|
|
|