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Histoire & Sciences sociales -> Période Contemporaine |
| Annie Lacroix-Riz Le Choix de la défaite - Les élites françaises dans les années 1930 Armand Colin 2006 / 35 € - 229.25 ffr. / 671 pages ISBN : 2-200-26784-3 FORMAT : 16,0cm x 24,0cm
L'auteur du compte rendu : agrégé dhistoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de lEcole Normale Supérieure. Il a fait des études dhistoire et de philosophie. Après avoir été assistant à lInstitut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à lhistoire des polémiques autour des origines de lEtat russe. Imprimer
La victoire-éclair du Reich contre une France, certes pacifiste et résignée, mais redoutée des dirigeants nazis encore au début de la guerre, stupéfia les Français. Vichy accusa la IIIe République, lidéologie égalitaire de 1789 et les institutions parlementaires, lesprit de jouissance, la dénatalité, le pacifisme et surtout la gauche et le Front Populaire, à quoi l'on donna le travail (même obligatoire), la famille (patriarcale) et la patrie (sans démocratie) comme remèdes. Le don de sa personne à la France par le Maréchal, en Père majestueux et inlassable des Français, donnait figure à la devise.
Dans le même temps, Vichy possédait des caractères contradictoires : réactionnaire en idéologie, gestionnaire de la pénurie, de loccupation et de la vassalisation, le nouveau régime était loccasion pour la technocratie française des années 30 de réaliser son rêve dEtat autoritaire moderniste, renouant, sans contrôle du parlement, avec lexpérience politico-administrative de létat de guerre de 14-18. Ces jeunes bureaucrates ambitieux représentaient laile anti-démocratique dun mouvement de génération plus large des élites, issu des grandes écoles scientifiques et des sciences politiques, que la «modernisation» américaine ou même soviétique - sur un plan administratif, économique ou technique, avec la Planification - avait fasciné et convaincu dexiger de la république l'élaboration dune «politique économique» en lien avec les grands groupes industriels, l'action pour la «croissance» et la défense de lintérêt national, la lutte contre la crise à partir de 1929, la formation de cadres dEtat compétents en sciences économiques et la mise en place dune technostructure prospective et réactive. C'était là le discours du jeune avocat-économiste radical-socialiste Mendès, des «jeunes Turcs» du radicalisme comme des polytechniciens de X-Crise (1931).
Ce programme, appliqué en 1945 avec la fondation de lENA et la Reconstruction, devint le thème dominant de la rhétorique idéologique occidentale. A Vichy, ces technocrates arrogants furent dénoncés par les maurrassiens au suspicieux Pétain comme complot dune sorte de maçonnerie subversive : «la Synarchie». A la Libération, cette synarchie fit lobjet un moment dune enquête sur un éventuel complot ourdi par elle, avec le soutien de milieux fascisants, pour renverser le pouvoir démocratique.
La trahison des élites : lexplication de «létrange défaite» ? Cest la thèse que reprend Annie Lacroix-Riz dans cet ouvrage volumineux et riche en faits et citations de sources, avec une approche franchement marxiste, voire marxiste-léniniste. La bourgeoisie, affolée par la montée du communisme et la menace de la Révolution, aurait fait faire à lEtat français toutes les erreurs à ne pas commettre, alors que le fascisme sétendait en Europe et préparait la guerre : abandon de lEspagne républicaine, puis des républiques alliées slaves dEurope centrale (Munich, 1938) et surtout refus obstiné de toute discussion sérieuse dalliance avec lURSS, bête noire de la droite et du centre. Mais cette politique ne serait pas une suite derreurs ; à ce niveau, il ne saurait être question de naïfs manipulés mais seulement de comploteurs profondément anti-républicains, dès lors que la démocratie portait au pouvoir légalement une gauche réformiste ambitieuse voire marxiste. Agents du Grand Capital maître de la presse (le Comité des Forges, Wendel-Seillières), les élites politiques jusquà 1936, relayées par les grands commis de lEtat sous le Front Populaire, auraient privé la France républicaine de ses alliées et saboté la préparation de leffort de guerre. La défense du capitalisme aurait impliqué le ralliement de larges parties de lélite bourgeoise à lidéologie fasciste, forme logique du contrôle de lEtat par une minorité «aristocratique» refusant un quelconque contrôle populaire. Pour prouver sa thèse, A. Lacroix-Riz relit toute lhistoire de la période en soulignant des corrélations et en apportant des «éclairages» tirés principalement des fiches de police ou des rapports du Ministère des affaires étrangères.
La thèse marxiste ou plutôt sociologique et politique dune répulsion de la haute administration dorigine bourgeoise et du patronat envers le Front populaire ou la gauche est loin dêtre infondée ; encore quil ne faudrait pas minimiser lhostilité croissante des petits patrons et dune partie des classes moyennes, qui avaient voté pour les radicaux aile droite de la coalition par refus du fascisme et pour donner une chance à la relance de léconomie, mais furent inquiets de latmosphère de grand soir et irrités de ce quils percevaient comme ferments danarchie socio-économique. A.Lacroix-Riz aurait sûrement raison dy voir des milieux profondément liés au capitalisme et spontanément solidaires par intérêts de la stabilité fondamentale du système. Elle a aussi raison de rappeler le poids de la presse massivement contrôlée par la finance et lindustrie. Mais peut-on passer des faits, banals en démocratie pluraliste et régime social capitaliste, a) dun combat politique multiforme entre intérêts socio-économiques représentés par des partis et b) de linégalité des moyens entre droite et gauche, à la thèse dun complot des élites pour tuer la IIIe République de 1933 à 1940, y compris par lorganisation de la défaite militaire (haute trahison) ? Le livre semble à ce stade poser de vrais problèmes de crédibilité scientifique.
Il ne sagit pas de contester lexistence dun courant dextrême-droite anti-démocrate aussi ancien que la république et dailleurs polymorphe. Que ce courant ait été financé par la banque et la grande industrie, soit. Il jouait le rôle dun contre-feu polémique face à la gauche révolutionnaire et devait légitimer la «modération» du juste milieu du centre et de la droite, dont la bourgeoisie attendait la garantie des intérêts de la propriété privée. Il est certes possible que cette extrême-droite ait été soutenue aussi pour une éventuelle guerre civile en cas de révolution. La grande angoisse des riches et des classes moyennes est certes le communisme. Il est également vrai que la technocratie bourgeoise était favorable à une modernisation économique avec un Etat complaisant. On peut voir dans cette alliance de la mutation technique permanente, du travail aliénant de masse avec hyper-concentration, de lalliance entre Etat et grands intérêts face à la concurrence dautres Etats, avec élitisme (darwinisme social), masque du patriotisme et idéologie nationaliste, lessence du fascisme. Certains milieux étaient franchement admiratifs du projet mussolinien et de la mise au pas hitlérienne de la gauche avec relance de léconomie capitaliste par lEtat.
Quant au «choix de la défaite» de la part des élites pendant les années trente : la formule paraît excessive. Elle repose sur lamalgame de phénomènes et sur la mise bout à bout de faits qui ne sadditionnent pas si simplement. Le thème de lautorité de lEtat ne peut pas être identifié à lidéologie fasciste, même sils présentent des affinités et peuvent se croiser un moment. La France Libre et la résistance comprenaient beaucoup de partisans dun Etat fort et qui jugèrent le régime de Vichy inacceptable. Parmi eux de bons républicains de gauche et de droite (Louis Marin) dont on trouve certains dans les listes des comploteurs. Parmi eux aussi des «fascistes français» qui étaient plus patriotes que fascistes. Peut-on dès lors parler de «choix de la défaite» à propos de leurs activités légales ou pour certains illégales ? De même, lidée dun Etat interventionniste en économie et coordinateur de la modernisation, nest pas nécessairement à lire comme une préfiguration dune économie fasciste vendue au patronat (à moins de ranger léconomie occidentale depuis 1945 dans cette catégorie) ; encore moins comme un projet daffaiblissement de la France en vue dune défaite. La thèse dun complot dune organisation de type maçonnique, la «Synarchie», est reprise à lextrême-droite vichyssoise. Mais quand on apprendra que PMF, secrétaire du Front populaire et futur résistant bien connu, aurait été un synarque de 2ème rang, dailleurs honnête, on sinterroge sur la cohérence de la théorie. Suffit-il dêtre économiste (même libéral de gauche keynésien) et de «connaître» X ou Y, connaissant Z, bien connu pour ceci ou cela, etc., pour faire partie dun complot anti-républicain ? La démocratie est-elle condamnée à se priver dune administration formée à léconomie ?
Certes, on peut envisager de vraies trahisons sur la base de signes de corruptions étrangères, mais même là il faut être prudent. A. Lacroix-Riz base sa «bombe» sur des fiches de police et des comptes rendus de réunions militaires françaises ou des rapports diplomatiques européens. Mais ces documents sont à interpréter avec prudence et l'on doit éviter de solliciter des réponses désirées quils ne peuvent donner. La police et même la diplomatie ne sont pas toujours des autorités suffisantes pour lhistorien, puisquelles reflètent des préjugés et des grilles danalyse de lépoque, pas nécessairement fondées en général ou dans tels cas précis.
On le voit : la thèse procède souvent dune interprétation anachronique et dune sur-interprétation rétrospective et engagée. A. Lacroix-Riz a sûrement raison de voir une cohérence évidente entre refus de soutenir lEspagne républicaine (de gauche) et lanti-communisme chez certains; il est dautre part évident que la politique étrangère de la France a été incohérente du point de vue de la défense nationale et désastreuse, puisquelle la privée de ses alliées officielles ou potentielles alors que lAllemagne réarmait. Mais peut-on pour autant parler de trahison consciente des chefs militaires (Gamelin, Weygand, Pétain) ? Ne faut-il pas parler plutôt de bêtise et de préjugés, de manque dappréciation objective et de réalisme ? Il ne faut pas non plus sous-estimer le pacifisme des Français et dabord de la gauche (au moins jusquà Munich), sujet totalement absent ici. Pour lEspagne et la Tchécoslovaquie, par exemple, il y a aussi la peur de lengrenage et de la guerre. Cest par peur de la réaction populaire à la veille délections générales que les modérés nosent pas intervenir en Rhénanie en 1936. A. Lacroix-Riz semble aussi juger le patriotisme français dun dirigeant à son désir de signer une alliance de revers anti-allemande avec lURSS ! Ce critère semble témoigner dune lecture national-communiste «thorezienne» daprès 1941. La cause du philocommunisme ou du moins de louverture à légard de lURSS semble une condition du patriotisme à partir de 1933. Lantifascisme du PCF nest pas en question, mais les relations troubles de lURSS avec lAllemagne jusquen 1933 (voire plus) et la politique du Komintern doivent être prises en considération plus sérieusement. De même, lauteur oublie les contraintes de lalliance polonaise pour un accord militaire en 1939.
En fait, lauteur montre, semble-t-il, plus quune trahison de classe, que la démocratie française a été incapable dune politique cohérente et réaliste du fait dune conjugaison de facteurs : le régime politique instable, le traumatisme de 14-18 et le pacifisme, le prolongement après 1933 du désir dune réconciliation franco-allemande des modérés et de la gauche (Briand), le poids de lanti-communisme dune droite inquiète des possibilités révolutionnaires des années 30 en Europe et indulgente ou prête au compromis avec des dictatures de droite, le poids de lanti-soviétisme là où devait simposer un réalisme lucide de lintérêt supérieur dans le contexte international, linfluence de la «gouvernante anglaise» et de sa politique dapaisement. Il est vrai que les politiciens ne disent pas tout à lopinion, mais cela ne prouve pas une trahison. Il est vrai que les élites de France et Grande-Bretagne tentèrent de négocier un partage des zones dinfluences avec les dictatures, mais elles espéraient aussi les occuper à la surveillance de lURSS. Aux responsabilités de la droite dans la perte des alliés et dans la défaite, on pourrait ajouter celles, oubliées, de la gauche
Même si les réformes du Front populaire se justifiaient humainement, et indépendamment de leurs conséquences économiques face à la crise, était-il responsable de faire les 40 heures par rapport à la menace de guerre ? Lauteur qui est sévère avec Reynaud et Daladier ne peut pas à la fois sindigner de leur volonté de revenir sur les réformes sociales coûteuses et leur reprocher la défaite de 40 (de Gaulle respectait alors Reynaud comme l'un des rares politiciens conscients des efforts à fournir pour moderniser la défense nationale). Là où il faudrait montrer des attitudes et des positionnements différenciés, lauteur «écrase» la complexité.
Plus généralement, le livre, très touffu, manque de lisibilité. On ne sait plus très bien ce que lauteur veut prouver au juste. On glisse sans cesse dun point à lautre par le vague fil conducteur dune faillite et/ou trahison des élites. Le lecteur se noie dans un flot d«informations», dont le sens et la véracité restent souvent indéterminables. On en sort épuisé et étourdi. Plus grave : le titre et lappareil des notes invitent à voir dans ce pavé la preuve dune thèse simpliste. Cest dautant plus dommage quune grille marxisante pouvait être posée de façon plus subtile. De ce point de vue, lauteur risque de discréditer la cause quil semble vouloir servir.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 12/06/2006 ) Imprimer
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