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Politiques coloniales en terre d'islam | | | Pierre-Jean Luizard Collectif Le Choc colonial et l'islam - Les politiques religieuses des puissances coloniales en terres d'islam La Découverte - Textes à l'appui 2006 / 35 € - 229.25 ffr. / 546 pages ISBN : 2-7071-4696-X FORMAT : 15,5cm x 24,0cm Imprimer
Depuis quelques années, questions migratoires, agendas géopolitiques et remise en question de la logique développementiste aidant, la période coloniale moderne suscite un intérêt croissant en Europe où, sans avoir été véritablement occultée, elle fut longtemps délaissée ou traitée presque entre parenthèses par lhistoriographie universitaire comme par ses relais médiatiques.
Les articles rassemblés aux Editions La Découverte par Pierre-Jean Luizard, spécialiste de lhistoire contemporaine de lislam, ont pour objectif la description de divers aspects juridiques, politiques, religieux et sociologiques des politiques coloniales menées en terre dislam et/ou relativement à lislam, non seulement par la France mais aussi par la Russie, lempire ottoman et la Grande-Bretagne. Bien entendu, deux problématiques sous-tendent ces études : premièrement, celle des arrangements locaux, mais aussi métropolitains, qui permirent la rencontre des idéologies coloniales et de la réalité pratique, objective des colonies, cest-à-dire les jeux dintérêts mêlés aux enjeux plus strictement culturels et religieux qui sy manifestaient ; deuxièmement, celle des conséquences actuelles de ces arrangements. Concernant cette dernière problématique, on citera notamment lexcellente étude de Nadine Picaudou qui remet en perspective et décrypte la politique britannique vis-à-vis des sionistes et de la population autochtone palestinienne. Elle montre que, en deçà des enjeux géostratégiques déjà connus (la Palestine comme zone de protection du canal de Suez), le soutien aux sionistes comme le mépris paternaliste des populations arabes sancrent dans des représentations stéréotypées de lépoque : le judaïsme comme une force unie et cohérente pesant sur les relations internationales, quil faut, derechef, mobiliser en faveur de lentrée en guerre des Etats-Unis ; les Arabes du Levant comme dégénérés eu égard à la figure du «pur» Bédouin arabe quil faut protéger, mais sans leur reconnaître de dignité particulière.
Sur cette même problématique des conséquences des politiques coloniales vis-à-vis de lislam, on lira aussi larticle dAminah Mohammad-Arif, qui analyse le rôle des Britanniques dans la partition de lInde. Il y souligne que, si lopposition entre Indous et musulmans était multiséculaire, la collusion dintérêt entre élites musulmanes et colonisateurs ainsi que la création dinstitutions politique séparées, basées sur des critères religieux, ont joué un rôle non négligeable dans la cristallisation des identités autour de catégories religieuses et, donc, au final, dans la création du Pakistan. Pierre-Jean Luizard, pour sa part, explique comment les réformes du code de la nationalité imposées par les colonisateurs britanniques en Irak ont écarté des chiites non seulement du pouvoir (dont ladministration ottomane les privait déjà, mais de manière plus lâche) mais aussi de la citoyenneté effective. Les effets de cette politique communautariste furent désastreux (puisque mettant en place une opposition permanente entre lEtat et la société civile comprenant Chiites, Kurdes, populations dorigine persane, juifs, etc.), souligne lauteur qui, bien entendu, observe avec inquiétude lactuelle occupation américaine de lIrak.
Concernant létude des arrangements pragmatiques, on se penchera avec grand intérêt sur les divers articles consacrés, cette fois, à la France, championne de la laïcité et de luniversalisme, mais qui dut sacrifier la rigoureuse application de ses principes, voire carrément aller à leur encontre, afin de contrôler ses colonies ou de satisfaire ses colons. Ainsi Pierre-Jean Luizard explique-t-il dans un article sur Ferry et le débat entre partisans de lannexion ou de lassociation de lAlgérie, que légalitarisme civil de la France sarrêta sur la côte africaine : la défense des intérêts des colons (entre autres raisons) exigeait que lon empêchât la population arabe dobtenir la nationalité française et les droits qui y étaient liés. Dans son travail sur le rapport entre islam et citoyenneté dans lAlgérie coloniale, Anna Bozzo montre comment lislam devint la religion du colonisé et, surtout, pourquoi et comment la religiosité sest modifiée, intériorisée sous ladministration française alors même que naissait, à la fois grâce et contre cette administration, une société civile au sens contemporain du terme, la première, sans doute, du monde arabe. Joëlle Allouche-Benayoun, dans son article consacré à la naturalisation des juifs dAlgérie, explique pourquoi ces juifs, plus maltraités quon ne limagine souvent cela malgré le système de Millet optèrent pour la nationalité française au prix, peut-être exorbitant, dune acculturation totale. Enfin, on ne peut manquer de citer larticle du grand historien Henry Laurens. Il traite de ce que lauteur appelle la «projection chrétienne de lEurope industrielle», cest-à-dire de la politique des Etats européens visant à clientéliser les communautés minoritaires, essentiellement chrétiennes, dun empire ottoman sur son déclin et donc replaçant, hors dEurope, le religieux au centre du politique, alors même quil en avait été chassé sur le vieux continent lui-même.
Sil était possible de synthétiser lensemble des articles de louvrage, on pourrait tirer trois constats de ces politiques coloniales. Dabord, lidéologie (universaliste, laïque) ne primait que dans la mesure ou elle permettait pragmatiquement la légitimation de lentreprise coloniale, la conservation ou un gain de pouvoir ; lidéologie fut donc davantage une ressource quune ligne de conduite. Ensuite, aucune politique ne fut possible sans la participation active, intéressée de lun ou lautre groupe de colonisés, les colonisateurs jouant sur les divisions internes des sociétés quils cherchaient à soumettre, accentuant la plupart du temps les différences communautaires ou, parfois malgré et contre eux, les déviant de leurs enjeux et de leur essence, si ce nest de leur fonction originelle ; lOccident, défenseur des valeurs et des droits de lindividu fit la plupart du temps exactement le contraire de ce quimpliquait leur promotion. Enfin, et il nest jamais inutile de le rappeler, lislam ne devint lune des pièces maîtresses de limaginaire de la révolte nationaliste ou «tiers-mondiste» que parce quil fut à la fois obstacle et instrument des politiques coloniales, que parce quil fut essentialisé, «culturalisé», que parce quil devint, précisément, tantôt une ressource de résistance, tantôt une ressource de promotion au sein du système colonial, parfois les deux à la fois, en tout cas un refuge identitaire par défaut.
Couvrant un large spectre de situations, souvent passionnant, détaillé (jusquà être parfois trop technique) et dune grande finesse danalyse, louvrage de Pierre-Jean Luizard souffre de quelques défauts. Le comparatisme ny est quimplicite, or une perspective plus formellement comparatiste eût grandement éclairé le lecteur et aidé à conclure. Il lui manque de fait une véritable synthèse opérant, prospectivement, un lien avec les évènements actuels. Par ailleurs, sil présente une analyse très opportune du colonialisme russe et des rapports de lorthodoxie et de lislam, il naurait pas dû faire léconomie de quelques études sur la politique coloniale de pays protestants vis-à-vis de lislam le protestantisme étant la «version» du christianisme qui gagne en audience, y compris dans des zones islamiques.
Frédéric Dufoing ( Mis en ligne le 26/09/2006 ) Imprimer
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