|
Histoire & Sciences sociales -> Période Contemporaine |
| |
Le Sainte-Beuve du début du XXe siècle | | | Michel Leymarie Albert Thibaudet - l'outsider du dedans Presses universitaires du Septentrion 2006 / 23 € - 150.65 ffr. / 367 pages ISBN : 2-85939-936-4 FORMAT : 16,0cm x 24,0cm
L'auteur du compte rendu : François Chaubet est maître de conférences habilité à l'université de Tours et chercheur associé à Sciences-Po. Ses travaux portent sur l'histoire des intellectuels et la diplomatie culturelle au XXe siècle. Son dernier livre porte sur une Histoire intellectuelle de l'Entre-deux-guerres (Nouveau Monde, automne 2006). Imprimer
Faut-il relire Thibaudet ? Non, jugent apparemment certains littéraires rassemblés dans la récente Histoire littéraire de la France des PUF où les articles «critique» et «essai» sont muets sur lui. Mais oui, répondent depuis longtemps des historiens, de Jean Touchard à René Rémond, lecteurs fervents de la République des professeurs (1927) ou des Idées politiques de la France (1932).
Michel Leymarie nous donne, à son tour, de solides raisons pour nous inviter à redécouvrir luvre riche et profonde de celui qui fut le Sainte-Beuve du début du XXe siècle. Mais desservie par son caractère touffu, sa dispersion ou encore par des relâchements coupables de plume, la critique de Thibaudet était entrée au purgatoire, dautant que lethos formaliste et anti-historien de laprès-guerre rendait incompréhensible son dessein dunir politique et culture, histoire et littérature. Ce fut donc surtout aux historiens désireux de redonner vigueur à lhistoire politique par la transfusion déléments culturels que revient le mérite de la redécouverte dune histoire des idées ancrée dans le tuf historique (les «cultures politiques») et donc attentive aux interactions entre champ culturel et champ social qui ne peuvent se comprendre lun sans lautre. Cette réévaluation passe ici par trois types dexamen, le rôle de Thibaudet au sein de la NRF et plus largement au sein du monde éditorial, la discussion critique de ses principales analyses historico-littéraires consacrées à la période 1870-1930, celle enfin sur la place de la Littérature dans la société française.
Paradoxalement, si Thibaudet fut, définitivement depuis 1912, un des plus anciens critiques de la NRF (mais pas toujours apprécié), et si sa plume fut aussi accueillie dans une foule dautres revues, hebdomadaires et journaux, il ne simposa pas pour autant comme un «intellocrate». Tempérament solitaire et indépendant, il nest pas intéressé aux diverses luttes pour le pouvoir intellectuel, pas plus quà se façonner une image pour la postérité. Il reste un marginal au sein de la revue gidienne à limage de son destin social duniversitaire installé, tardivement, à Genève en 1924. La coulisse pauvre en révélations biographiques, lessentiel est donc pour Michel Leymarie la juste évaluation de luvre historique et littéraire du critique. Ne lui doit-on pas des formules-choc («République des professeurs», «démobilisation des esprits»), des outils de sociologie historique devenus des classiques («héritiers» contre «boursiers», les «cadres» du parti républicain, lopposition Paris-Province), des perspectives fécondes de long terme (le «sinistrisme» de la vie politique) des morceaux dhistoire fulgurants (son article de 1932 sur la généalogie du «parti intellectuel»), de profondes analyses de psychologie historique (son portrait de Victor Bérard en «idéaliste de province», sa distinction entre radicalisme des «comités» et radicalisme «pro-consulaire») ?
Lauteur mesure à leur juste valeur toutes ces propositions en les amendant, parfois, à la lumière des travaux récents de lhistoriographie de la IIIe République ; les «boursiers» furent moins présents à lENS (Jean-François Sirinelli) que ne la dit Thibaudet, sa «République des professeurs» reste en fait plutôt une «République davocats» (Gilles le Béguec), son usage très approximatif du concept de «génération» reste assez peu probant. Mais, au confluent du politique, du culturel et du social, les «Réflexions» -titre de sa chronique de la NRF- sont à lire et relire, et tout particulièrement, celles des dernières années (1932-1936), qui mériteraient, à notre avis, une réédition tant Thibaudet parvient à resserrer largumentation, à allier intuition vécue et savoir médité sur lhistoire de la IIIe République en général, et sur ce moment-pivot en particulier marqué par linsertion du radicalisme dans la société française au tournant 1900.
Reste enfin lultime et immense rivage auquel nous fait accéder Thibaudet, après Marmontel et Sainte-Beuve: la place de la «Littérature» (dans un sens élargi avec lessai ou luvre dérudition à la Bremond ou à la Paul Hazard) dans la civilisation française. Si Barrès et Maurras ont retenu toute lattention dun Thibaudet, plutôt proche de la gauche sur le plan politique, cest sans doute pour sa croyance en lexemplarité de la grande uvre littéraire (Les Déracinés de Barrès) qui, moins que reproduction du réel social et politique, savère plutôt production de celui-ci. Dautre part, comme celle de Sainte-Beuve qui connaissait «la littérature du dedans», la critique de Thibaudet est obsédée par les continuités historiques (au détriment de la nouveauté incarnée par les surréalistes ou par un Céline) et par lincessant travail de polissage effectué par les uvres littéraires sur le matériau historique des sentiments et des idées. Penser et vivre son pays comme littérature, sans doute, est-ce là, aujourdhui à lâge des médias audiovisuels tout puissants, une conviction rendue en grande partie obsolète.
Au total, outre le plaisir et lintérêt transmis par son livre, Michel Leymarie plaide intelligemment pour un décloisonnement des disciplines et, à limage de son héros, pour la libre curiosité du chercheur. Salubre leçon à lheure des spécialisations renforcées et des intérêts trop parcellisés.
François Chaubet ( Mis en ligne le 11/10/2006 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Les Intellectuels et la politique en France de Michel Leymarie L'histoire des intellectuels aujourd'hui de Michel Leymarie , Jean-François Sirinelli Histoire de la France littéraire de Michel Prigent , Collectif | | |
|
|
|
|