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Aline Alterman   Visages de Shoah, le film de Claude Lanzmann
Cerf - Passages 2006 /  48 € - 314.4 ffr. / 349 pages
ISBN : 2-204-07885-9
FORMAT : 14,5cm x 23,5cm

L'auteur du compte rendu : Professeur de Lettres Classiques dans les Alpes-Maritimes, Sylvain Roux est l'auteur, chez L’Harmattan, de La Quête de l’altérité dans l’œuvre cinématographique d’Ingmar Bergman – Le cinéma entre immanence et transcendance (2001).
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«Il n’est pas facile de parler de Shoah», a écrit Simone de Beauvoir qui évoque la «magie» de ce film unique en son genre. Et, de fait, l’œuvre extraordinaire que Claude Lanzmann a consacrée à l’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, semble rendre tout commentaire superflu, voire incongru. Les visages, les voix et les lieux révélés expriment l’indicible et la force exceptionnelle d’une telle approche vient de ce qu’elle nous affecte radicalement sans la médiation d’un discours extérieur. Ainsi toute parole cherchant à rendre compte de cette œuvre serait-elle vaine ? L’ouvrage d’Aline Alterman relève magistralement la gageure de proposer une étude remarquable qui, sans faire violence au chef d’œuvre, en déploie la singulière économie et la saisissante poétique cinématographique.

L’introduction, significativement intitulée «Shoah’ est un film», se propose de réintégrer le long métrage de Lanzmann dans l’histoire du cinéma. Ni fiction traditionnelle (un film sans mise en scène des événements de l’extermination), ni documentaire (un film sans document d’époque), Shoah n’en demeure pas moins une création du septième art qui repose essentiellement sur l’art du montage. Utilisant le procédé du «suspense négatif» propre au thriller hollywoodien d’après-guerre, l’œuvre poursuit les visages alors que la fin tragique est connue dès le début. Mais la nouveauté du film – tempérée par les extraordinaires Persona de Bergman et Nostalghia de Tarkovski – réside dans le «ton de désespérance» qui se dégage de la négativité de ce suspense et dans le refus de toute consolation qui accompagne l’intrigue du visage. Le cinéaste ne traque pas le «vrai visage» du film noir, mais recherche le Visage dans sa vulnérable nudité révélée dans les Dires qui sont l’exception de la subjectivité humaine. Dès l’ouverture, la blessure absolue faite à l’enfant fracture irrémédiablement la réalité, et la traque du dire de chaque visage singulier confronte le spectateur au désenchantement radical du monde sans identification et sans réconciliation possibles : la structure de Shoah ne nous permet pas d’échapper à la destruction de l’humanité.

L’ouvrage est organisé en deux grandes parties qui embrassent la problématique du film de Lanzmann : la relation entre l’unicité des visages et la temporalité historique. La section «De l’Histoire» s’ouvre ainsi sur une réflexion autour du concept d’histoire. Selon Aline Alterman, la réflexion philosophique de Walter Benjamin sur cette notion permet de mettre à nu l’esthétique de Shoah. Le dispositif du film renvoie à la mise en question de toute vision téléologique et historiciste de l’histoire, qu’elle soit d’inspiration hégélienne, marxiste ou positiviste. Aucune signification métaphysique ou immanente ne peut transcender ou subsumer les résidus historiques que sont la souffrance et la mort. Dans son refus de totaliser le sens comme le font les historiens, Lanzmann se fait chroniqueur en donnant aux dates leur physionomie particulière et met en acte une remémoration qui, par l’inscription des traces mémorielles, laisse émerger un sujet irréductible de l’histoire. La construction surplombante des récits épiques s’écroule face à la proximité que l’actualisation du passé met en procès en offrant les événements comme traumatisme qui inscrit dans l’histoire brisée l’incomparable des Visages défigurés et l’inouï des Dires néantisés. En ce sens, dans sa désespérance même, l’œuvre vise à ouvrir la voie à une histoire des vaincus.

Et pour ce faire, il s’agit de faire droit à la finitude humaine en la soustrayant à deux types de temporalités englobantes : d’une part, Chronos qui, comme espace de la Nature, est un éternel présent faisant vie de toute mort ; d’autre part, l’Aiôn qui, comme espace éternel du sens, transcende la condition mortelle. Seule la considération du «présent de la contemporanéité», conçu comme l’espace fini de ceux qui sont mortels et qui doivent affronter la souffrance et la mort, semble imposer les Visages défaits et leurs Dires traumatiques en deçà de tout sens assuré de l’Histoire. Mais ce présent lui-même, fondateur de l’expérience du partage du monde humain et porté par l’Idée de Fraternité, s’est fracassé contre la clôture du «présent» sans espoir d’Auschwitz. Dans cette perspective, Aline Alterman insiste sur la radicalité de Shoah en opposant le refus, même lucide, de Robert Antelme de briser l’espoir dans L’Espèce humaine au scepticisme, quant à l’Idée d’humanité, de Primo Levi, de Jean Améry et de Claude Lanzmann. Chez Antelme, la mort ne réussit pas à étouffer la résistance de l’humain : la perspective phylogénétique d’un seulement survivre autorise encore le travail de la culture qui consiste à contrer la mort. En revanche, le film narre, de l’intérieur de l’extermination, l’annihilation du présent par la mort nazie, c’est-à-dire la néantisation du mourir des hommes qui relève de la culture. Le Dire inouï de Filip Müller, membre des Sonderkommando, qui révèle comment la mort devient principe de vie, plonge au fond de la désespérance sans rémission que laissent les expériences des camps.

Shoah met en œuvre le heurt dans notre présent de l’événement des camps de la mort. Cette entreprise passe par l’épreuve du langage qui accompagnait la «dialectique» de la mort nazie. Elle suppose également de donner aux dates, enfouies dans les tréfonds de l’histoire, leur physionomie grâce à la reconnaissance «pathique» des Visages néantisés qui narrent la faillite totale de la communauté humaine et brisent irrémédiablement la continuité temporelle. Et le film procède précisément à cette actualisation des Dires qui, non seulement s’insurge contre la détermination du passé, mais ouvre notre présent non sans violence symbolique.

La première section s’achève avec un chapitre remarquable consacré au «présent de la nature». Shoah laisse se déployer le présent des paysages et des Visages. Or, aucune mise en scène de la terreur n’invalide la paisible Nature : immuabilité et beauté sont ses deux caractéristiques. Le vaste présent des lieux naturels est celui de Chronos que seul rythme l’éternel retour des saisons, indifférent à l’histoire des hommes. La Nature se contente d’afficher silencieusement sa magnificence et d’opposer son imperméabilité face aux destructions de l’histoire. Elle demeure hétérogène à l’extermination : le présent de la Nature inaliénée et le présent abîmé des Visages ne sont pas synthétisables, et les Dires ne se posent pas sur les paysages comme une vêture. Entre la beauté de la forêt hercynienne et la désespérance des récits, il y a un abîme. Cette radicale hétérogénéité signifie l’impossible assimilation de la douleur de l’homme par une Nature à la beauté sans destinataire. La caméra filme deux présents irréconciliables : celui des paysages inentamés et celui des Visages narrant la mort. De cette façon, Lanzmann ne se borne pas à pulvériser les visions téléologiques de l’Histoire, mais il détruit tout autant l’Idée d’une Nature impliquant un telos, une finalité tournée vers l’humanité. Désormais, cette désertion du sens de la Physis pour l’homme entraîne le repli de l’homme en son histoire. La beauté du Cosmos n’est plus que le silence absolu de l’absence de signes. Le hiatus irrémissible interdit toute communion avec la splendeur naturelle, et l’assignation de l’homme aux lieux de l’irréparable de la mort pointe la radicale finitude humaine vouée à assumer l’irréversible de l’histoire.

La deuxième partie de l’ouvrage – la plus passionnante –, «Des Visages», est davantage centrée sur le film. L’auteur propose un rapprochement fort convaincant entre la pensée du film et la réflexion du philosophe Emmanuel Lévinas sur la question du visage d’autrui. La force de Shoah réside dans son exceptionnelle capacité à révéler la transcendance des Visages dont la signifiance éthique déborde toutes les significations ontologique, phénoménologique ou historique. L’œuvre laisse ainsi advenir le traumatisme originaire des visages dont la nudité transcende tout présent passé et présent. Depuis son exception non subsumable, l’humanité de ces visages en appelle à la responsabilité irrécusable des spectateurs, dès lors otages d’une dette qu’ils ne pourront jamais acquitter. Les Dires inouïs déchirent les temporalisations de la conscience et, dans la proximité du prochain, assignent le Moi spectatoriel à la reconnaissance des visages. En ce sens, Aline Alterman souligne l’originalité de l’œuvre de Lanzmann, de son montage, de ses gros plans, dans l’ensemble des créations cinématographiques portant sur l’extermination. En se tenant dans la proximité des visages qui adviennent comme signifiance au cœur de la déflagration de l’humain, le film, à la manière du cinéma d’Ingmar Bergman ou de Shohei Imamura, invente la figure de l’homme d’après la catastrophe. Les deux derniers chapitres approfondissent la rencontre de l’esthétique de Shoah avec la pensée de Benjamin autour de la question de l’inscription des traces mémorielles et du primat de l’Allégorie sur les mythes de la Fraternité. Et l’Allégorie est encore et toujours Visage, le visage d’un homme vaincu dans l’histoire et démuni de mots : celui du cheminot dont la nudité narre «l’incise en l’histoire de l’humanité de l’homme».

En dépit du style parfois précieux et redondant, l’ouvrage d’Aline Alterman est sans aucun doute l’approche la plus originale et la plus riche du film de Claude Lanzmann. A la fois étude rigoureuse de l’œuvre et réflexion profonde sur les rapports entre l’Histoire et l’unicité de chaque visage, Visages de Shoah oblige, au sens éthique du mot, à une remise en question des certitudes du sujet contemporain que sa conscience «repentante» n’empêche pas d’ignorer la souffrance et la mort d’autrui. Le grand mérite de ce livre réside ainsi dans sa capacité à aiguiser notre vigilance, en nous révélant la profondeur de Shoah et en nous renvoyant, loin de tout Bien au-delà des visages, à la «petite bonté» (Vassili Grossman) du quotidien.


Sylvain Roux
( Mis en ligne le 08/11/2006 )
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