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Histoire & Sciences sociales -> Période Contemporaine |
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Tu t'étonnes et tu n'es pas le seul que ma ''dénazification'' n'ait toujours pas été réglée (Heidegger, 1946) | | | Collectif Heidegger, à plus forte raison Fayard 2007 / 28 € - 183.4 ffr. / 533 pages ISBN : 2-213-63223-5 FORMAT : 15,0cm x 23,5cm
L'auteur du compte rendu : agrégé dhistoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de lEcole Normale Supérieure. Il a fait des études dhistoire et de philosophie. Après avoir été assistant à lInstitut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à lhistoire des polémiques autour des origines de lEtat russe. Imprimer
Au printemps 2005 paraissait chez Albin Michel Heidegger. Lintroduction du nazisme dans la philosophie dE.Faye (Livre de Poche, 2007) ; à grand renfort de battage médiatique, ce pavé, fruit de «5 ans de travail», fut présenté à lopinion comme le grand livre de philosophie de lannée, un joyau de la production intellectuelle française, la salutaire et urgente démystification dune idole profondément nocive de lenseignement de terminale et des études universitaires. Enfin, après cinquante ans et plus de ruses lâches et perverses du coupable et de complicités «négationnistes» (au moins «révisionnistes») françaises, lincurable «nazi Heidegger» était démasqué et lessence nihiliste, belliciste, antisémite - hitlérienne ! - de son ontologie étalée au grand jour! La violence de la charge navait dégale que celle de lopération dintimidation : campagne médiatique avec pétition pour le droit, prétendument menacé, détudier Heidegger librement (!), où tout le ban et larrière-ban des bonnes consciences et surtout des incompétences en la matière apposa sa signature; débat déloyal à l«Association des Professeurs de Philosophie de lEnseignement Public» avec claque pour E. Faye : un événement qui discrédite cette association, autant que la publication déshonore Albin Michel. Opération de toute évidence destinée à faire taire les admirateurs de Heidegger, traités comme des sectaires fanatiques philo-nazis («radicaux») et à décourager des universitaires, honnêtes lecteurs du philosophe, dexprimer leurs désaccords avec les méthodes et les conclusions dE. Faye.
Devant ces procédés de terreur intellectuelle, on a vu plus dun professeur de philosophie confier en privé son étonnement et son mépris, mais cétait comme un orage à laisser passer
Alibi de la lâcheté devant une évidente diffamation? E. Faye et ses amis demandaient tout de même le classement de Heidegger dans le rayon «idéologie nazie» et son interdiction dans lenseignement ! Dautres se réfugiaient dans une prudente neutralité, acceptant de facto le diktat des campagnes médiatiques en matière intellectuelle! Cétait bien pratique de laisser à E. Faye et Cie la corvée de nous débarrasser une fois pour toutes dun auteur que bien des universitaires navaient jamais aimé, ni souvent beaucoup étudié. Il y eut bien quelques pôles de résistance: A. Finkielkraut avec peine sur France Culture ; Lapenséelibre.org, tous les auteurs de Parolesdesjours, Parutions.com sous notre plume, dautres isolés. Les bras en tombent de lire dans Libération (8.2.07) que le mauvais livre dE. Faye ne valait même pas la peine dune réfutation, car à lépoque ce même journal jugeait (sous la plume dun journaliste aujourdhui indisponible) quil valait au moins un grand débat ! Pour ne rien dire des pages du Monde et de son «philosophe» Roger Pol-Droit : à relire absolument!
Cest dans ce climat détestable que Gallimard, redoutant visiblement un procès scandaleux à lissue incertaine sur des matières philosophiques dont les juges ne sont pas coutumiers, dans un contexte de judiciarisation croissante de la vie intellectuelle, renonça à publier le manuscrit de spécialistes de Heidegger gravement insultés. Il paraît toujours Libé, 8.2.07 - que Gallimard (qui édite la traduction complète de Heidegger) aurait ainsi désavoué Heidegger à plus forte raison du fait de la prétendue confusion du texte et de la mesquinerie supposée des critiques adressées à E. Faye ! En fait, de confusion et de mesquinerie, point. Seulement des analyses rigoureuses, qui prennent le problème par tous les bouts et ne laissent pas pierre sur pierre des révélations dE. Faye. Et comment réfuter une imposture intellectuelle sans mettre en cause lignorance arrogante et/ou la malhonnêteté de son auteur? Il faudrait encore ménager celui qui vous a défiés publiquement et calomniés ? En fait, les anciens supporters dE. Faye tremblent depuis un an à lidée de voir cet ouvrage paraître et tout est bon pour jeter davance sur lui le discrédit. Le plus fort est quau moment où limposture dE. Faye sort en livre de poche, cest encore aux auteurs de Heidegger à plus forte raison quon reproche
quoi ? De publier leur réponse chez un grand éditeur (vraiment attaché à la liberté dexpression) et de se défendre! Et la critique doit-on sen étonner ? - vient dun journal qui contribua au lancement dE. Faye mais semble vouloir discrètement effacer les traces. Double Bind : François Fédier et ses collègues auront toujours tort, car ils ont eu celui davoir raison trop tôt et leur intégrité est une insulte aux opportunistes et aux intellectuels dévoyés. Une loi de lêtre, dirait Heidegger.
De la lecture des essais qui composent le volume, on sort convaincu que le pseudo-cartésien E. Faye na les idées ni claires ni distinctes ni innées. Si les philosophes sérieux nont certes pas besoin de 530 pages de réfutation pour le comprendre, lopinion et les autorités républicaines (qui ont droit à des explications sur ce que lEcole et lUniversité donnent à lire aux jeunes) doivent avoir le moyen détudier le dossier et de trancher en connaissance de cause. Que les avocats dHeidegger prennent le lecteur de bonne volonté au sérieux et mettent les choses au point une fois pour toutes, peut-on le leur reprocher ? Cest dabord à ce public que sadressent nos auteurs, ainsi quaux étudiants encore peu informés et qui pourraient être abusés. F. Fédier dans «Faux procès» introduit avec une clarté remarquable (et un humour dévastateur) les novices dans le sujet. Ils liront aussi avec intérêt et profit Marcel Conche et Françoise Dastur en particulier. Mais le recueil nest pas seulement consacré à E. Faye, il démonte les procédés de la diabolisation en général : E. Faye est certes sur ce point un excellent client. Il y a entre ces essais quelques répétitions inévitables, peut-être quelques longueurs ou points de terminologie qui ne sont pas absolument utiles, mais ils sont tous de bonne tenue et pointent des aspects complémentaires de la diffamation avec ses mécanismes généraux et ses enjeux particuliers. On recommande notamment lanalyse comparée Heidegger/Ernst Jünger par Ph. Arjakovsky.
Comme Heidegger le dit en 1946 des difficultés de sa dénazification, cest au fond sa pensée qui est en cause, pour le techno-capitalisme libéral anglo-saxon ou son avatar communiste soviétique (la pensée russe, cest autre chose). «Et à bien des égards, il serait inquiétant quil en fût autrement». Nos auteurs le montrent bien, notamment F. Fédier: Heidegger a mis le doigt sur le point sensible, lhumanisme de la Renaissance (dont se réclame naïvement E. Faye) comme fausse répétition de lantiquité et réelle amorce de la subjectivation universelle de lêtre, du Cogito à la Volonté de puissance et au règne planétaire (actuel) de la technique. Or à lâge du capitalisme, le sujet efficace qui donne sens et mesure à tout (avec ses fameuses valeurs» et dabord celles du profit), cest lindividu calculateur cupide, le bourgeois et le technocrate, porteurs du nihilisme réificateur et saccageur, dont le socialisme réel aura été le symétrique inverse. On comprend la haine de certaines élites à cette mise en perspective sinistre de leur idéologie!
Les auteurs auraient pu aller plus loin sans doute dans la généalogie du scandale et la contextualisation. 1°) Pardonnera-t-on jamais dans certains milieux à l'un des plus grands penseurs du XXe siècle davoir été un Allemand qui de surcroît osa un moment (bref, mais peu importe) essayer Hitler et un «national-socialisme» encore mal défini pour sortir du bourbier de Weimar et construire un autre Etat? 2°) Les reproches périodiquement adressés à Heidegger sur son prétendu silence quant à sa responsabilité, paraît-il, dans le processus dextermination des Juifs, mutisme dorgueil ou de perversité antisémite bien sûr, qui aurait poussé le poète Celan au suicide, relèvent de la désinformation (comme la montré H. France-Lanord) et font payer à Heidegger son refus de renier lessentiel de sa pensée et de faire repentance de son prétendu nihilisme nazi. Car si dès 1934 Heidegger est le critique le plus radical de lessence du nazisme, cest sans illusion sur les dangers de ce qui succède au nazisme ; lancien «nazi» semble donc, prétention insupportable, donner des leçons à ses «libérateurs» et snobe de médiocres rivaux qui surfent sur une philosophie infantile des droits de lhomme. 3°) Quant au délire croissant concernant lantisémitisme supposé de Heidegger, il relève dune surenchère dans linstrumentation tactique répugnante de lémotion autour de la Solution finale : dispense de penser, forme perverse de censure, la dénonciation sans preuves des «antisémites» se banalise. Ironie cruelle : au moment où E. Faye est réédité en poche et quen paraît cette réfutation magistrale, lanti-heideggerien Pierre Bourdieu, une des références «rationalistes» exemplaires dE. Faye, est accusé post-mortem dantisémitisme au grand scandale de ses amis qui crient à la diffamation, mais qui ont, sans plus de base, participé au lynchage dHeidegger! Juste retour des choses : on aurait envie de leur opposer leur pétition sur le droit à une libre recherche sans tabou
Car il paraît quon a le droit de traiter ses adversaires, morts ou vivants, dantisémites, ne serait-ce que pour la provocation !
Or si J-C Milner peut voir dans Les Héritiers un livre populiste néo-barrésien hostile à la méritocratie républicaine et (donc ?) une haine, dissimulée voire inconsciente, des Juifs, on ne voit pas ce qui empêcherait nimporte quel Rastignac du journalisme ou de luniversité dappliquer cette méthode du scoop par associations libres à nimporte quelle gloire dhier pour faire parler de soi. Sur ce plan, Heidegger fournit depuis 1945 un prétexte de choix : hommage du vice à la vertu !
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 21/02/2007 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Heidegger, l'introduction du nazisme dans la philosophie de Emmanuel Faye Heidegger de Maxence Caron , Collectif | | |
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