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Malraux au pays des Soviets… | | | André Malraux Carnet d'URSS. 1934 Gallimard - NRF 2007 / 16 € - 104.8 ffr. / 110 pages ISBN : 978-2-07-078463-9 FORMAT : 16,5cm x 21,5cm
Préface de Jean-Yves Tadié, et annotations de François de Saint-Cheron.
L'auteur du compte rendu : Juriste, essayiste, docteur en sociologie, Frédéric Delorca a dirigé, aux Editions Le Temps des Cerises, Atlas alternatif : le monde à l'heure de la globalisation impériale (2006). Imprimer
Du grand auteur, on publie tout, même les factures de blanchisseries. Gallimard fait donc paraître cette année le carnet de voyages de Malraux, plutôt devrait-on dire les notes éparses quil a recueillies au fil de son voyage en URSS, en 1934, tissu daphorismes, dinitiales mystérieuses, et de phrases souvent inachevées. Entre les annotations vouées à demeurer énigmatiques, de beaux fragments narratifs émergent cependant.
Malraux à cette époque vient davoir le prix Goncourt pour La Condition humaine. Il est convié au Premier Congrès des écrivains de lURSS, une messe solennelle censée convertir lintelligentsia du pays au réalisme socialiste. A Moscou et en Sibérie, il relève des anecdotes évocatrices, en prévision dun roman qui ne viendra jamais. Tous les petits riens de son voyage disent larchaïsme, la fragilité, la pauvreté dune Russie qui se remet à peine de lobscurantisme tsariste, et de guerres dévastatrices. «Quand ils peignaient les icônes, note-t-il à propos des artistes officiels, ils étaient spécialisés, comme chez Ford : lun peignait toutes les têtes, lautre tous les habits, lautre tous les fonds
Aujourdhui ils peignent le tableau tout entier, et ils aiment beaucoup mieux cela».
Malraux, confronté à la vie quotidienne des Soviétiques, comprend que cest à travers ces petits détails-là que sapprécie lapport du communisme à cette terre, et non au travers de grandes envolées abstraites. «La notion que nous avons du communisme russe, écrit-il, est souvent absurde parce que nous la prenons à travers des idées». Au contraire, à travers lanecdote transparaît le «ventre» de la révolution bolchévique, ce foisonnement de volontés qui ne peut que fasciner la sensibilité nietzschéenne de lauteur («Depuis Lénine, observe-t-il, lhistoire du P.C. est celle dune série de volontés»). Mais ici, comme dans toute aventure humaine, le grandiose, le sinistre et le dérisoire sentremêlent quand une province sémeut de la nouvelle directive de Moscou : «Les relations sexuelles entre hommes et femmes sont interdites», puis découvre quen fait le télégramme avait été modifié par une gamine postière de 16 ans qui pensait que les camarades du Parti sétaient trompés en écrivant initialement : «Les relations sexuelles entre hommes sont interdites». Toute la réalité russe des années 30 est là : lambition des leaders de réglementer tout jusquaux pulsions des travailleurs, lhomophobie ambiante, lignorance profonde des petites paysannes, le réflexe anarchiste des Russes qui fait que la moindre postière se croit autorisée à modifier le texte dun télégramme venu «den haut» (Alain Blum et Martine Mespoulet dans un ouvrage récent parlent d«anarchie bureaucratique» à propos de lépoque stalinienne).
Au milieu de ces remarques sociologiques, Malraux évoque ses conversations littéraires avec Ehrenbourg, Pasternak et dautres. Louvrage sachève sur le message dAndré Gide quil a dû lire au Congrès des Ecrivains, et qui plaide comme Oscar Wilde quelques années plus tôt pour un collectivisme dans lequel lindividualisme trouverait sa pleine liberté, une sorte de communisme dans lequel les contraires pourraient se réconcilier. Au terme de ce bref carnet, le lecteur aura trouvé, à défaut dun panorama complet de lURSS des années 1930, quelques éclairages pertinents dun écrivain toujours attentif aux ressorts psychologiques et existentiels les plus profonds de la vie humaine, des instantanés de la réalité russe qui redonnent vie à une histoire trop souvent figée dans le stéréotype.
Frédéric Delorca ( Mis en ligne le 20/07/2007 ) Imprimer
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