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Histoire & Sciences sociales -> Période Contemporaine |
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Ni Dieu ni maître ? Proudhon et la naissance du christianisme | | | Georges Bessière Jésus selon Proudhon - La messianose et la naissance du christianisme Cerf - Histoire 2007 / 47 € - 307.85 ffr. / 484 pages ISBN : 978-2-204-08084-2 FORMAT : 14,5cm x 23,5cm
L'auteur du compte rendu : agrégé dhistoire, Nicolas Plagne est un ancien élève de lEcole Normale Supérieure. Il a fait des études dhistoire et de philosophie. Après avoir été assistant à lInstitut national des langues et civilisations orientales, il enseigne dans un lycée de la région rouennaise et finit de rédiger une thèse consacrée à lhistoire des polémiques autour des origines de lEtat russe. Imprimer
De Proudhon, le grand public cultivé connaît surtout quelques formules célèbres dont la radicalité et la simplicité pédagogique semblent lavoir dispensé de chercher à les comprendre. La plus connue est certainement en 1840 «La propriété, cest le vol !»«Le gouvernement de lhomme par lhomme, cest la servitude !» (1850). Enfin cest la religion elle-même qui est mise en cause : «Dieu, cest le mal !». Formule associée à la non-moins fameuse formule de Marx sur «lopium du peuple» (1844). Si on lie ces trois slogans dans un triptyque, la pensée de Proudhon apparaît comme un système philosophico-anthropologique athée et anti-clérical militant, qui donne à la religion la fonction de fondation idéologique mensongère de «lordre social».
Mais tout se complique, car si Proudhon a relativisé sa critique de la propriété (il en critique surtout le caractère sacré dans le système bourgeois du Code Civil, non relié à la vérification de son utilité sociale réelle, qui implique des possibilités effectives dépanouissement intégral de toutes les personnes dans la communauté), il a aussi toujours vu dans lEtat le dévoiement de lidée dorganisation sociale et dans la religion lexpression mythologique et manipulée des aspirations spirituelles et morales qui font la grandeur humaine. Si cela le rattache à lhumanisme dorigine idéaliste chez le jeune Marx, le refus du matérialisme ontologique chez Proudhon le rapproche davantage de Jaurès que de lauteur du LIdéologie allemande. Mais ce qui sépare davantage de lathée Marx lanti-théiste Proudhon, cest la place de ce quil appelait «la question théologique» dans sa pensée, une passion anti-chrétienne, la révolte bruyante contre le Dieu des élites aristocratiques réactionnaires (de la Restauration) récupéré par les bourgeois libéraux voltairiens (adorateurs de la Propriété inviolable et sacrée), caution permanente de linjustice sociale, un Père cruel auquel il préfère lange Satan, patron de la conscience libre et de louverture de lHistoire. En même temps, Proudhon semble garder respect et admiration pour un certain Jésus purement humain, dont la morale évangélique correspond selon lui au droit naturel et à la morale laïques !
Prêtre et historien, G. Bessière continue une lignée dexégètes catholiques de Proudhon. Ce dernier était de son vivant un sujet détude dans lEglise catholique. Dabord de réfutation polémique, puis, quand la charge scandaleuse de ses déclarations se dissipa un peu, de lectures plus constructives de ce que la révolte proudhonienne avait de potentialités apologétiques et permettait de retournements dialectiques ou de reprises théologiques. Déjà Péguy avait incarné un genre de socialisme chrétien anarchiste voyant dans Proudhon un grand purificateur profondément français du sens personnaliste avant la lettre de la religion contre un siècle bourgeois et la menace dun socialisme allemand bureaucratique et déterministe. Le Père de Lubac dans Proudhon et le christianisme (1945) et le théologien P. Haubtmann, aussi expert à Vatican II et auteur dun remarquable et loyal PJ Proudhon, genèse dun anti-théiste (1969) voient en Proudhon (philosophe patenté de la contradiction dynamique) lennemi respectable dun certain catholicisme (relativisé et critiqué au XXe siècle), mais aussi le lieu dun renversement historique de la critique des Lumières radicalisée (anticléricalisme, défense de la conscience, de la raison, de la liberté, de lindividu) en une redécouverte inattendue mais passionnée et enthousiaste de lidée purifiée de Dieu, la valeur de la religion authentique et du christianisme
G. Bessière développe lidée de cette ambiguïté et de ce basculement existentiels et intellectuels : dune part Proudhon est un des fondateurs de la psycho-sociologie et de lanthropologie historique de la religion comme institution et enjeu de pouvoirs humains trop humains, dautre part elle doit ce rôle à son prestige sur limaginaire et à sa puissance dattraction sur les consciences qui ont soif de vérité et de salut
Proudhon pourrait voir en lexistence de Jésus la preuve du caractère intégralement humain et philosophique dun message accessible à tous, mais attribué ensuite par les prêtres à un Dieu (une dépossession au sens de laliénation chez Feuerbach, que Proudhon lit et annote) : base dun humanisme immanentiste athée. Or Proudhon retrouve lidée de Dieu, fût-ce sous le nom dune Justice substantialisée, non seulement comme figure idéale de ce quaucun homme ne peut être parfaitement, mais comme un universel indépassable ou une catégorie transcendantale ; et, méfiant pour les constructions métaphysiques humaines, il rejette les critiques étroitement rationalistes de la religion comme pure construction sociale, projection dun désir infantile ou fantasme dun animal apeuré devant la mort.
Louvrage se compose de 5 parties : «1) La Biblia proudhoniana» suit en 18 chapitres (pp.15-291) les annotations de lecture dun ancien catholique resté pratiquant assidu et passionné des Ecritures (Ancien Testament, Evangiles, Actes, etc.) ; sur cette base «2) Césarisme et christianisme» (pp.293 à 409) montre comment lhistorien herméneute invente le concept de «Messianose» ou invention sociale (par conjonction dattentes populaires et de manipulations intéressées des prêtres et des pouvoirs) du Messie par transfiguration mythologique dun personnage atypique porteur de message en représentant doué de pouvoirs extraordinaires, surhumains : le cas de Jésus se distingue par le fait que, selon Proudhon, Jésus nétait ni un simple prophète (théologien stérile faisant la leçon au peuple et annonçant les catastrophes sans les analyser ni donner le moyens de les éviter) ni un défenseur du messianisme mais lanti-Messie ! Ce dernier point permet dinscrire Proudhon comme un auteur original et radical dans lhistoire des conceptions historico-critiques laïques de Jésus. «3) De la Justice dans la Révolution et dans lEglise» montre comment, dans luvre du même titre, Proudhon, en poursuivant la critique rousseauiste du christianisme historique comme justification de la passivité (un caractère «oriental» de fatalisme lénifiant!) et du despotisme, réhabilite un Jésus authentique contre sa caricature religieuse au nom de la dignité humaine. Cette authenticité, Proudhon la découvre au carrefour dune lecture critique philologique et contextualisée des textes et dune intuition dun noyau primitif de sens, encore visible et qui na pu être étouffé, car lui seul fondait le génie unique du christianisme. Or cette supériorité (lexaltation libératrice de lhumain) est la source même du combat spirituel, historique et dialectique, dans le christianisme historique, pour la réappropriation de son sens authentique. En ce sens, Proudhon sinscrit dans la lignée des philosophes hégéliens prétendant dévoiler en même temps lessence du christianisme et celle de lhumanité par une dialectique et une phénoménologie de lhistoire, dont ils constituent un chapitre décisif. Louvrage se termine sur le processus de Messianose avec «4) Jésus et les origines du christianisme» et une 5ème partie en forme dessai problématique de synthèse.
G. Bessière signale la lecture critique de Renan et de Strauss par Proudhon, lhéritage ou les affinités chez Durkheim du côté laïque (la valeur fonctionnelle et socio-politique de la religion), mais aurait pu pointer la possibilité dune influence a) sur Bergson ou Teilhard pour lévolutionnisme historiciste et larticulation entre fondations spirituelles dynamiques de lesprit vivant et retombées institutionnelles statiques, b) sur lanthropologie protestante de la démythologisation des évangiles (Bultmann) ou catholique-post-conciliaire et René Girard par exemple (le caractère exceptionnel du vrai Jésus par rapport aux «religions» métaphysiques et oppressantes serait preuve de la vérité du christianisme comme «méta-religion», ou religion de lhomme divinisé et du Dieu-humain).
Proudhon apparaît comme un critique radical du christianisme historique (son alliance constantinienne avec les pouvoirs) et de son alliance avec la bourgeoisie capitaliste au XIXe siècle, mais aussi comme un précurseur (involontaire) de sa revitalisation après une catharsis spirituelle appuyée sur la raison historico-critique la plus méthodique.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 11/12/2007 ) Imprimer
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