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Histoire & Sciences sociales  ->  Période Contemporaine  
 

Un intouchable en politique
Christophe Jaffrelot   Dr Ambedkar - Leader intouchable et père de la Constitution indienne
Sciences po 2000 /  23.66 € - 154.97 ffr. / 255 pages
ISBN : 2-7246-0800-3
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Si le nom de Gandhi est mondialement connu, celui de Bhim Rao Ambedkar (1891-1956), premier véritable leader intouchable de l’Inde, dont le prestige est aujourd’hui immense dans ce pays, suscite peu d’échos. Alors qu’il n’existait aucun ouvrage récent sur ce personnage-clé, Christophe Jaffrelot, chercheur au Centre d’études et de recherches internationales (FNSP-CNRS) et rédacteur en chef de la revue Critique internationale, comble brillamment cette lacune et nous permet de découvrir la figure étonnante de l’intellectuel et de l’homme d’action que fut le Dr Ambedkar. Créateur de plusieurs mouvements de défense des intouchables, homme d’Etat, son action fut à l’origine des politiques de discrimination positive au profit des intouchables et des basses castes et ses idées sont aujourd’hui au coeur du débat politique indien.

Né dans l’actuel Etat du Madya Pradesh, dans une famille de caste intouchable mahar, d’un père sous-officier de l’Armée des Indes, Ambedkar, écolier remarqué pour sa vive intelligence put rejoindre la prestigieuse Elphinstone High School de Bombay et bénéficier de bourses d’études lui permettant d’étudier le droit, l’économie et la science politique dans les plus prestigieuses universités anglo-saxonnes Il sera ainsi le premier intouchable de l’Inde à conquérir le grade universitaire de docteur. Traumatisé dès l’enfance par les humiliations infligées aux intouchables et aux basses castes, il étudia avec passion les racines du mal; contestant les mythes fondateurs et utilisant les ressources des sciences sociales, il forgea le concept d’"inégalité graduée" pour caractériser la société indienne : dans une société organisée en quatre castes principales (auxquelles il faut ajouter la catégorie des intouchables), elles-mêmes divisées en une multitude de sous-groupes hiérarchisés, l’inégalité graduée est un "ordre progressif de révérence et un ordre dégressif de mépris". La division des castes opprimées en une multitude de sous-groupes concurrents rend selon lui impossible toute véritable action concertée de celles-ci et la logique du système interdit toute auto-réforme de cette société.

Héritier des mouvements anti-brahmanes qui ont traversé la société du Maharashtra (comme le courant de pensée initié par le poète Tukaram au XVIIè siècle (1) ou celui de Jotirao Phule au XIXè), influencé par l’individualisme égalitaire d’un Thomas Paine et marqué par sa confiance dans la démocratie pour promouvoir les droits des individus et l’égalité sociale, Ambedkar fut amené très vite à contester radicalement le système des castes et à militer très activement pour l’amélioration de la condition des groupes oppressés et l’obtention de droits politiques pour les membres de ces groupes. Rejetant le réformisme de sociétés animées par des membres des hautes castes et combattant tout processus de "sanskritisation", c’est-à-dire de recherche d’un mode de vie calqué sur les références des castes supérieures, Ambedkar analyse finalement le système des castes comme si consubstantiel à l’hindouisme qu’il évolue vers une stratégie de rupture. Ainsi, il prône l’organisation de mouvements politiques particuliers, la création d’un corps électoral séparé, réclamera la création de villages autonomes et enfin fera le choix d’entraîner ses partisans dans la conversion à une religion différente de l’hindouisme.

Ambedkar aura comme Gandhi recours à la technique des satyagraha, c’est-à-dire des manifestations pacifiques s’efforçant de convaincre, comme par exemple des marches ou des actions symboliques pour se voir reconnaître le droit à l’accès à certains puits ou à certains temples auparavant interdits aux intouchables. Il se consacrera toutefois rapidement à la création d’organisations politiques, persuadé que c’est par une participation au pouvoir que les intouchables pourront le mieux faire entendre leur voix. Il créa ainsi l’Independant Labour Party (1936) s’adressant à tous les travailleurs avec un programme socialisant, puis la Scheduled Castes Federation en 1942 qui se concentre sur la défense des castes répertoriées comme intouchables et enfin le Republican Party of India conçu peu avant sa mort et qui s’ouvrira de nouveau à toutes les populations opprimées. Les succès -contrastés- de ces différentes formations, son propre charisme et la recherche par les Anglais de leaders issus d’autres horizons que le seul Parti du Congrès conduisirent Bhim Rao Ambedkar à occuper des responsabilités importantes, d’abord au sein du Conseil législatif de la Présidence de Bombay, puis en tant que ministre du Travail du vice-roi des Indes pendant la Seconde Guerre mondiale, et surtout finalement au sein des premiers gouvernements Nehru où il accède aux très délicates fonctions de ministre de la Justice et de président du comité chargé de la rédaction de la nouvelle Constitution.

L’un des points forts de l’ouvrage de Christophe Jaffrelot est d’aborder avec une prudence toute scientifique la délicate question des rapports qu’ont entretenu Ambedkar et Gandhi. S’étant connus assez tardivement par rapport à leurs combats respectifs, les deux leaders partageaient certaines valeurs (le légalisme de leur action par exemple) mais poursuivaient fondamentalement des objectifs différents. Partisan d’une indépendance qui donnerait une juste représentation politique aux intouchables, Ambedkar ne refusa pas de collaborer avec le colonisateur anglais dans l’espoir de faire avancer la cause des opprimés, au moment même où Gandhi lançait le mouvement Quit India. Partisan d’une réforme par l’action et l’exercice des responsabilités politiques, Ambedkar n’adhérait pas au mouvement religieux de régénération par la morale individuelle prôné par le Mahatma.

Les deux leaders avaient une analyse très différente de la question de l’intouchabilité, pour Gandhi, celle-ci représentait une corruption de l’hindouisme qu’il s’agit de guérir entre hindous en réformant progressivement les comportements individuels, mais sans remettre fondamentalement en question le système des castes. L’auteur fait remarquer que s’ajoute à cela une querelle sur les dénominations : Gandhi baptisera les intouchables harijans, littéralement "fils de Dieu", terme que récusera toujours Ambedkar qui les appela dalit traduction en marathi de l’expression anglaise brocken men : le terme d’enfant de dieu, outre bien sûr sa connotation religieuse, était péjoratif aux yeux d’Ambedkar et de ses partisans; il laissait d’ailleurs planer un doute sur l’ascendance des intouchables, ce terme étant utilisé pour désigner les enfants des femmes consacrées aux dieux dans les temples et qui étaient en fait des prostituées.

L’opposition radicale de Gandhi à tout conflit susceptible de diviser la "nation indienne" ne put qu’aller à l’encontre de la revendication d’Ambedkar de créer un électorat séparé pour les intouchables : en 1932, le Mahatma poursuivit de sa prison une longue grève de la faim contre cette revendication, ce qui conduisit Ambedkar a accepter le Pacte de Poona : il reconnaît alors aux intouchables un quota de sièges réservés dans les assemblées élues en échange de l’abandon du projet de création d’un électorat séparé. Gandhi resta toujours très hostile à la mobilisation politique des intouchables pour la défense de leurs intérêts particuliers, qui heurtait par ailleurs la prétention du Congrès de représenter toutes les composantes de la société indienne. Enfin, la conversion au bouddhisme d’Ambedkar et de plusieurs centaines de milliers de ses sympathisants en octobre 1956 à Nagpur ne fut naturellement pas du goût des partisans de Gandhi : ce choix de la séparation religieuse témoigne de la part du leader intouchable arrivé au terme de sa vie de son rejet d’une religion hindoue qui rendait à ses yeux impossible toute réforme sociale.

Ambedkar fut contesté aussi bien par les leaders du Congrès qui le mirent au ban de la mémoire collective que par des mouvements d’obédience communiste. L’auteur se penche avec rigueur sur le bilan que l’on peut faire de l’action du leader intouchable. Critiqué pour avoir collaboré avec les Anglais, il put en tant que ministre du Travail du vice-roi faire adopter des lois sociales importantes; la constitution de la Fédération indienne qu’il influença réellement proclama finalement officiellement l’abolition de l’intouchabilité et la prohibition de toute discrimination reposant sur la caste. A l’inverse, il n’obtint jamais la constitution d’un corps électoral distinct pour les basses castes et dut se rallier à un système de quotas de sièges réservés, proportionnel au poids démographique de ces catégories. Enfin, sa campagne pour la modernisation du droit de la famille à compter de janvier 1950, qui traduisait sa volonté de réformer plus profondément la société hindoue en faisant adopter un code civil d’inspiration occidentale échoua et le conduisit à sa démission du gouvernement Nehru en septembre 1951.

Aujourd’hui, on constate en Inde une recrudescence de la popularité et des témoignages publics honorant la personne d’Ambedkar. Tous les partis politiques tentent de récupérer un peu de sa popularité, y compris paradoxalement le BJP (la parti nationaliste hindou au pouvoir) dans le cadre de la stratégie d’élargissement de sa base électorale qu’il mène depuis 1993. Si les formations se réclamant d’Ambedkar, souvent très divisées, ne connurent que des scores électoraux modestes ou localisés, l’actuel BSP de Kanshi Ram, qui en reprend l’héritage, rencontre un succès croissant. Dans un pays où les ex-intouchables comptent environ 16% de la population de l’Inde et les OBC (Other Backwards Classes, catégorie sociale ainsi définie dans le cadre de la politique de discrimination positive) 52 % de la population, le président de la république indienne, premier intouchable à accéder à ce poste, se réclame naturellement très volontiers d’Ambedkar, acteur-clé de l’émancipation des intouchables de l’Inde et plus généralement de la transformation sociale et politique du pays.

(1): On se reportera à l’analyse du BJP faite par Christophe Jaffrelot dans le numéro de mai 2000 de la revue Etudes : "le BJP -parti nationaliste indien- nouvel épicentre du système politique indien ?", p. 587 à 598.


Olivier Saint-Guilhem
( Mis en ligne le 02/09/2000 )
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