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Histoire & Sciences sociales  ->  Période Contemporaine  
 

Les racines d'un génocide
Jean-Pierre Chrétien   l'Afrique des grands lacs - Deux Mille Ans d'histoire
Aubier - Historique 2000 /  24.43 € - 160.02 ffr. / 412 pages
ISBN : 2-7007-2294-9
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Un pays de massacres : voilà l'Afrique centrale pour l'Européen, stupéfait devant le génocide mutuel des Hutus et des Tutsis. Prisonnière de l'instant, la presse écrite ou audiovisuelle s'est montrée incapable d'expliquer au public ce drame aux racines anciennes. C'est dire l'utilité du livre de Jean-Pierre Chrétien, qui s'efforce de rendre compréhensibles ces événements sinistres en partant de données historiques fiables et en prenant du recul dans le temps et dans l'espace.

Couvrant le Rwanda, le Burundi, l'Ouganda et le Kivu, province orientale du Congo, l'Afrique des grands lacs possède en effet une identité forte. Elle se distingue nettement à la fois de la savane, au Sud, et de la forêt tropicale, à l'Ouest. L'altitude en fait une Afrique fraîche. Les densités de populations y sont importantes : équivalentes parfois à celle de la France. Les grands lacs (Tanganyka, Victoria, Edouard et Albert) y forment un réseau de communication intéressant. Serait-ce une Suisse de l'Afrique ?

La fascination pour ces terres est vieille comme l'histoire. Les anciens parlaient déjà des mythiques "monts de la Lune", montagnes neigeuses et pluvieuses où devaient se trouver les sources du Nil. Aux hautes époques, une connaissance indirecte de cette région a dû se faire par le biais des caravanes transitant entre le lac Tanganyka et Dar-es-Salam. Mais c'est seulement aux environs de 1860 qu'eurent lieu les premières explorations européennes. Les missionnaires arrivèrent à la fin des années 1870. La colonisation proprement dite commença vers 1880-1890, les frontières entre puissances coloniales furent fixées vers 1910.

Les premiers explorateurs furent étonnés de découvrir dans cette Afrique des lacs des monarchies complexes, avec leurs dynasties, leur cour, leur étiquette, une administration, une religion liée à la royauté. Les missionnaires y collectèrent les récits d'une histoire orale d'une qualité exceptionnelle, fondée sur des listes de rois et de règnes. Par ce biais, on peut faire remonter l'histoire de la région jusqu'au XIVè siècle, les précisions événementielles sûres commençant au XVIIIè siècle.

Les Blancs découvrirent aussi un clivage entre une aristocratie qui, à leurs yeux, ne pouvait être composée de "nègres", classe qui leur parut plus claire de teint et plus élancée, et un peuple aux traits négroïdes, de type bantou (teint foncé, lèvres épaisses, nez épaté). Conformément aux théories en vogue dans l'Europe du temps, une confusion s'établit entre caractères historiques, linguistiques et raciaux. L'auteur dénonce le modèle interprétatif des Occidentaux de l'époque, dit modèle "hamitique". Celui-ci voyait dans les Tutsis des Nilotiques, supposés apparentés aux Sémites, donc aux grandes civilisations. Des ""nègres", selon eux, ne pouvant pas produire une civilisation véritable… Les premiers auraient conquis les seconds : on les mettait d'ailleurs en parallèle avec les Francs vainqueurs des Gaulois à l'époque mérovingienne.

Les Tutsis adoptèrent volontiers le modèle hamitique. À l'inverse, dans le Congo belge, les Flamands s'identifièrent aux Hutus et les Wallons aux Tutsis, aristocratie déclinante. Quant aux socialistes français, ils prirent le parti des Hutus, considérés comme le "bon peuple" majoritaire…

Qu'en était-il en réalité ? L'auteur ne dissimule pas ce qu'ont d'énigmatiques les catégories locales. La distinction entre Tutsis hamites, Hutus bantous et Twas, ou Pygmées, recouvre plutôt des catégories sociales, qu'on pourrait comparer aux castes de l'Inde ou aux ordres complémentaires distingués par Georges Dumézil : les Tutsis étaient pasteurs, les Hutus cultivateurs et forgerons, les Twas chasseurs et cueilleurs. À l'arrivée des Blancs, le pouvoir politique appartenait généralement aux Tutsis, mais pas toujours. Certains clans transcendaient la frontière Hutu-Tutsi. Il n'y a d'ailleurs pas de barrière linguistique entre les trois groupes. Sauf le Nord de l'Ouganda, toute la région fait partie de l'espace des langues bantoues. Existe-t-il des différences raciales ? On peut les dessiner, au moins statistiquement, pour la taille. Quoi qu'il en soit réellement, les intéressés y croient et, depuis plusieurs dizaines d'années, la "chasse au faciès" est couramment pratiquée.

Dès les premiers temps de la colonisation, missions catholiques et protestantes s'affrontèrent, non sans relations avec l'antagonisme franco-anglais. Les congrégations catholiques luttaient aussi entre elles. Habités par le mythe du royaume du prêtre Jean, pays isolé, non touché par l'Islam et qui serait leur paradis, les Pères blancs cherchèrent dans les familles royales de la région un Constantin ou un Clovis prêt à subir leur influence. D'après l'auteur, c'est faute de le trouver qu'ils se mirent au service de la colonisation.

En Ouganda, l'indirect rule britannique fut établi à partir de 1900. Le chemin de fer de Mombasa atteignit le lac Victoria en 1902. Au contraire du Kenya, on renonça au white settlement : l'Ouganda resterait black man's country. Dans le même temps, le Rwanda et le Burundi furent colonisés par les Allemands, dans le cadre de l'Ostafrika. En 1914, la voie ferrée arriva au lac Tanganyka. Là aussi, les monarchies locales furent conservées. À l'Ouest, le congrès de Berlin de 1885 procéda à une première organisation du Congo : le territoire fut internationalisé, sous l'autorité personnelle de Léopold II. En 1908, ce dernier en fit une possession belge.

En 1916, les Allemands durent évacuer le Rwanda et le Burundi. Après la Première Guerre mondiale, la Belgique succéda au Reich et maintint le régime d'administration indirecte dans les deux royaumes. Pourtant, les gouverneurs belges remplacèrent peu à peu les dirigeants jugés incapables, en s'inspirant souvent de préjugés raciaux : progressivement, les Hutus furent évincés des chefferies. Dans le même temps, sous les auspices de bons pères francophones, les Tutsis passèrent au catholicisme, au contact duquel la vieille idéologie monarchique tendit se à dissoudre. D'après l'auteur, les Belges cherchaient à créer une "Belgique médiévale ou une Angleterre normande à la Walter Scott". Dans le Kivu, ils tentèrent d'implanter des populations blanches : dans les années cinquante, un fantasme faisait de ces white highlands un refuge possible dans le contexte de la guerre froide.

Colonisé plus tôt, mieux administré, l'espace britannique se développa davantage, les élites noires s'y formèrent plus vite (p. 250). Partout cependant, l'arrivée des Blancs fut un grand traumatisme : le développement démographique de la région ne reprit qu'après 1950. Les indépendances eurent lieu en 1961-1962. En Ouganda, l'hétérogénéité ethnique et religieuse fut la cause de désordres persistants. Au Rwanda, l'indépendance se fit au bénéfice des Hutus majoritaires, catholiques et pro-flamands. Les Tutsis, invités au retour en Abyssinie, furent traités comme une minorité étrangère. Le Tiers-État avait mis la noblesse au ban de la société (p. 267) !

Bien des partis occidentaux approuvèrent ce changement. Au Burundi, l'indépendance eut lieu d'abord dans le calme. Mais, dès 1965, l'abolition de la monarchie fut accompagnée d'un premier massacre des Tutsis et d'une féroce répression inspirée par la crainte du modèle rwandais. En 1972, nouveau massacre et nouvelle répression. À partir de 1988, une tentative d'équilibre politique entre communautés prévalut, dans le but "d'éradiquer la maladie ethnique".

Dans les années 1990, des Tutsis réfugiés en Ouganda revinrent au Rwanda. Certains, tel le président Mitterrand, y virent une agression anglophone. C'est dans ce contexte d'antagonismes raciaux, nationaux et internationaux, qu'eut lieu, en 1994, le grand génocide des Tutsis et des Hutus libéraux : on a compté 800 000 victimes. Les trois quarts des Tutsis périrent. Cependant, au terme de la guerre civile, les Hutus génocidaires furent vaincus. Réfugiés au Congo, ils y bénéficièrent du soutien des démocrates-chrétiens flamands.

Ainsi, au Rwanda, le pouvoir est-il à présent entre les mains de Tutsis ultra-minoritaires. Avec les malheurs de la guerre, la haine des Tutsis a gagné le Congo : des "ratonnades" ont eu lieu à Kinshasa… où l'on s'en prit aux immigrés maliens en raison de leur grande taille. Partout, c'est la guerre sainte des Bantous contre l'étranger tutsi, invité à retourner en Éthiopie (p.303). Pour l'histoire des deux dernières années on pourra compléter les informations données par l'auteur en lisant, l'Afrique des grands lacs de Filip Reyntjens et StefaanMarysse paru en 1999 aux éditions l'Harmattan.

Comment expliquer ce désastre ? La thèse de Jean-Pierre Chrétien est que l'enfermement mental "belgo-clérical" a beaucoup aggravé les choses. Mais le colonisateur ne saurait être accusé de tous les maux : l'idéologies raciste qu'il a diffusée s'est greffée sur un antagonisme préexistant. L'universelle méchanceté humaine a fait le reste.

Certains points demeurent à élucider, l'auteur en convient lui-même. Le travail d'historien qu'il nous livre, clair, charpenté et bien documenté, n'en apporte pas moins une contribution décisive à l'analyse du génocide rwandais, comme à celle de bien des tragédies semblables.

Pour un bon aperçu de l'évolution politique au Rwanda et au Burundi depuis 1998, on peut se reporter à l'ouvrage de Filip Reyntjens et Stefaan Marysse : "l'Afrique des grands lacs", editions l'Harmattan, Paris, 435 pages, 1999.


Thierry Sarmant
( Mis en ligne le 15/06/2000 )
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