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Aux origines de la guerre contre le terrorisme | | | John Dinges Les Années Condor - Comment Pinochet et ses alliés ont propagé le terrorisme sur trois continents La Découverte - Poche 2008 / 12 € - 78.6 ffr. / 299 pages ISBN : 978-2-7071-5452-1 FORMAT : 12,5cm x 19cm
Préface de William Bourdon.
Traduction d'Isabelle Taudière.
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Avant de sapparenter à une guerre effective, la lutte contre le terrorisme aura pris nombre de voies, légales ou illégales : le contre-terrorisme sest souvent inspiré des méthodes de ceux quil combattaient et aura prôné la violence politique contre la violence révolutionnaire. A cet égard, lune des affaires les plus sombres de notre temps est certainement lopération Condor, qui vit six pays sud-américains (Argentine, Chili, Uruguay, Bolivie, Paraguay et Brésil) regrouper leurs capacités et unir leurs forces de sécurité pour traquer leurs adversaires opposants de gauche, assez largement assimilés à des terroristes hors des frontières, voire hors du sous-continent. Cest à cette histoire secrète, aux marges du droit international, que John Dinges, journaliste au Time et au Washington Post, a consacré une étude pénétrante et excellemment informée : Les Années Condor. Louvrage, publié en France en 2004, ressort ici dans une version de poche, histoire de se rappeler les ambiguïtés de lanti-terrorisme.
Chaque chapitre se présente sous la forme dun reportage : que lon assiste (chapitre 1) à la réunion constitutive du plan Condor, que lon suive (chapitre 2) le juge espagnol Garzon et lavocat Garcès dans leur tentative réussie pour faire inculper Pinochet ou que lon discute avec Fidel Castro de lavenir de la révolution en Amérique latine (chapitre 3), on est à chaque fois pris à partie et entraîné dans une mécanique alimentée par des citations darchives, des références, des réflexions. Le récit de lassassinat de Letelier, ou bien les entretiens Kissinger/Contreras sont autant de morceaux de vie dans une histoire qui mêle la politique internationale et le terrorisme dÉtat. Une forme décriture qui sapparente au reportage, mais qui sappuie sur un véritable travail dhistorien. En effet, John Dinges a su aller aux sources, américaines notamment, déclassifiées par la loi Freedom of Information élaborée sous ladministration Clinton, mais également chiliennes, avec des archives de la DINA, le service de sécurité chilien, sans compter les rapports dassociations humanitaires, les enquêtes judiciaires, les relations des témoins voire ses souvenirs (il a même, comme suspect et donc bien indépendamment de sa volonté, «visité» la villa Grimaldi, lun des centres de torture de la DINA)
Le résultat est assez percutant, même si la plupart des citations de documents ne font pas forcément lobjet dun renvoi en note pour référence de cote et darchive
Et donc, le lecteur se trouve entraîné non dans un face à face, mais plutôt dans une guerre asymétrique et secrète, une guerre qui oppose un mythe, celui dune internationale latino-américaine gauchiste (la Junte de Coordination Révolutionnaire) qui relève plutôt de leffet dannonce, à une réalité, ce plan Condor et ses réseaux américains. Car John Dinges, journaliste américain, sintéresse bien logiquement à limplication de son pays (financière, technologique et forcément politique) dans cette affaire sordide : les assassinats, perpétrés un peu partout en Amérique latine et dans le monde (et planifiés en France notamment) par des commandos condor, sont connus de la Maison Blanche (les télégrammes de Kissinger sont révélateurs). De même, le chargé daffaire du FBI pour lAmérique du Sud, Robert Scherrer, sil nétait pas aux premières loges, bénéficiait quasiment dans linstant des révélations «Condor»
Comment caractériser lattitude américaine ? Certainement pas une complicité entière
mais une approbation tacite au cas par cas («feu vert, feu rouge», comme le résume lauteur), tempérée par des efforts souvent vains du Département dÉtat pour discipliner ses alliés douteux. États-Unis, «États voyous» ? Le constat aussi dune relative incompréhension entre Washington, au discours ambivalent (la fin sans les moyens
), et une structure qui ny discerne quune forme dapprobation. Quelle complicité américaine alors ? Le terme est, comme le constate lauteur, contestable, tant les méthodes de la diplomatie américaine sont détournées, mais empreintes de lucidité. Il aura fallu par exemple que la CIA prévienne les services français dune opération Condor sur le territoire national pour que la France mettant formellement en garde le Chili, lArgentine et lUruguay parvienne à empêcher laffaire. Une politique complexe (du pur Kissinger ?) qui ménage la chèvre et le chou.
Restent des affaires, des opérations secrètes, des attentats planifiés et exécutés (ou non), de la raison dÉtat et du para-étatique, un véritable «système condor» planifié par le fondateur et directeur de la DINA, Manuel Contreras, dont les méthodes «héritées de lInquisition espagnole» selon un officier chilien, vont faire école. Avec en arrière-plan, ou en contrepoint, la question du décompte macabre des victimes de cette lutte «antisubversive». Si lassassinat dun ministre de Salvador Allende, Orlando Letelier, à Washington, à deux pas de la Maison Blanche, sonne comme un défi et un fait darme sans précédent dans les relations entre les États-Unis et ses alliés sud-américain, il ne doit pourtant pas cacher la forêt le maquis plutôt des disparitions, assassinats et enlèvements perpétrés par le plan Condor. La traque de quelques opposants notoires, comme un ex-président bolivien (Juan Jose Torres) voire dune star du terrorisme (en la personne de Illich Ramirez Sanchez, vénézuélien plus connu sous le surnom de Carlos) démontre lefficacité de lappareil pensé par Pinochet. Le tout avec, parfois, des collaborations internationales qui dépassent le cadre sud-américain (en Europe notamment) : les poubelles de la guerre froide
Le plan Condor fut une machine infernale qui menaça dexploser au visage des États-Unis eux-mêmes (ainsi, lauteur évoque les menaces contre le sénateur Koch, dont les projets damendement menaçaient les financements américains à destination de lUruguay
Le dernier chapitre, conclusif, sur les responsabilités, rappelle les dangers dune guerre contre le terrorisme
à bon entendeur !
Il faut donc lire ces Années Condor : tout dabord parce quil sagit dune étude de référence sur la question, alimentée par de nombreuses archives et fonds déclassifiés, américains et chiliens en particulier. Une étude qui ouvre de nombreuses portes et laisse des pistes aux historiens ultérieurs : à cet égard, John Dinges fait uvre utile et il faut espérer quil fera naître des curiosités et des vocations de chercheur (la masse darchives le justifierait amplement). Il faut également le lire pour saisir les enjeux de la transition démocratique en Amérique latine, et comprendre les racines de la situation, la complexité des liens Nord-Sud, les diverses affaires (Pinochet et consorts) et, plus largement, lhistoire politique de la région, aux marges de la guerre froide. Un ouvrage qui simpose donc dans lhistoriographie latino-américaine, et qui offre une première synthèse bienvenue.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 21/10/2008 ) Imprimer | | |