|
Histoire & Sciences sociales -> Temps Présent |
| Robert Charvin Faut-il détester la Russie ? - Vers une nouvelle Guerre froide Investig'Action 2016 / 15 € - 98.25 ffr. / 198 pages ISBN : 978-2930827-032 FORMAT : 13.5cmx21.5cm Imprimer
Le niveau de propagande anti-russe dans nos mass media a atteint un point tel que plusieurs auteurs ont jugé indispensable de rectifier les nombreux mensonges et erreurs proférés par les faiseurs dopinion, qui - Dieu merci ! - ne réussissent pas toujours à la faire, malgré lampleur des moyens mis à leur disposition et leur faculté à répéter sans fin et obstinément les mêmes discours. Inutile de citer ici les noms des «politologues» et autres «spécialistes», toujours les mêmes, qui monopolisent la parole et les tribunes dans le monde très verrouillé de la communication de masse et même des «services publics dinformation» : oublions plutôt ces idéologues qui ne trompent que les esprits sans mémoire ni sens critique. Il fallait donc relever le gant et porter la contradiction à cette coterie et aux intérêts quelle sert et des auteurs de diverses tendances politiques et de formations variées sy sont essayé.
Le journaliste souverainiste néogaulliste et professeur de géopolitique à Saint-Cyr Frédéric Pons réhabilitait récemment Vladimir Poutine, chef de lexécutif russe depuis 15 ans (comme président ou premier ministre), montrant sa sincérité de patriote refusant le déclassement historique de son pays, mais aussi son souci de réalisme en politique étrangère comme en politique intérieure ; il écartait les clichés souvent diffamatoires et les procès dintention concernant ce personnage détesté de nos journalistes et de nos «intellectuels» organiques des mass media occidentaux ; il remettait en perspective laction de Poutine, en partant des problèmes majeurs qui simposaient à lagenda de la nouvelle Russie, sans se laisser distraire par le chambard des médias sur les affaires qui les émeuvent (des formules dures parfois provocatrices de Poutine, son combat avec les «oligarques» corrompus, les accusations dhomophobie, de totalitarisme etc.). Refusant en marxiste de personnaliser à lexcès la question russe, Bruno Drweski se demande si la nouvelle Russie est «de droite ou de gauche ?», voulant dire par là : plutôt nationaliste, militariste et impérialiste ou internationaliste, néo-tiers-mondiste si on peut se permettre cette formule et partisane dun équilibre multipolaire, et, on la vu, répond de façon dialectique par une synthèse supérieure à cette opposition simpliste, en matérialiste historique et en réaliste, que la Russie défend à la fois ses intérêts dEtat et joue objectivement un rôle utile plutôt positif pour un monde débarrassé de lhégémonie étatsunienne.
Lapproche de Robert Charvin est différente. Il prétend montrer de façon documentée que lOccident (USA, UE et OTAN) a pris linitiative dune campagne de dénigrement systématique contre la Nouvelle Russie qui comporte le risque dune rechute dans la Guerre froide avec elle voire dune nouvelle Guerre mondiale où la Russie trouverait sûrement des alliés de poids. Bien quil soit communiste lui-même et quil tienne la Russie pour un Etat non-communiste depuis vingt-cinq ans, Charvin éprouve de la sympathie pour le pays et pense quil est victime dune entreprise de diabolisation malsaine et ce, pour une cause très claire : son opposition périodique aux manuvres des Etats-Unis et de lOTAN, dont lUnion européenne est une succursale, depuis lavènement de Poutine comme chef de lEtat. Du seul fait que la politique russe actuelle consiste à rétablir la stabilité et lunité à lintérieur et à défendre les intérêts géostratégiques légitimes de la Russie à ses frontières et dans ce quelle appelle «étranger proche», la Russie de Poutine est sans cesse accusée de noirs desseins et des pires crimes pour la salir aux yeux de lopinion occidentale. Sans doute dans le but de préparer cette dernière à un éventuel conflit, en tout cas pour motiver et mobiliser lopinion euro-américaine face à un ennemi faire-valoir de notre système et pour la souder autour de ce système lui-même idéalisé.
Le marxiste Charvin connaît bien la fonction de lidéologie et sait que sa neutralisation passe par la déconstruction méthodique dun discours faux et lopposition des faits à ses clichés faux et autres assertions mensongères. Ce qui demande le détour par lethnologie, lhistoire et la géographie, par la mise en perspective, la contextualisation, les analogies et la comparaison avec dautres cas. Son fil directeur étant la russophobie occidentale depuis des siècles, il montre dans plusieurs chapitres comment les clichés anti-russes servent depuis longtemps, bien avant lURSS et Poutine, à conforter lOccident européen puis euro-américain dans une image flatteuse de soi-même face à un étranger forcément «barbare», brutal et despotique, influencé par les murs asiatiques et mongoles, elles-mêmes stigmatisées à plaisir. Ce phénomène banal, lethnocentrisme dénoncé par Claude Lévi-Strauss et déjà par Montaigne, on sait comme il tient à la difficulté de notre esprit à ne pas outrepasser les limites de son savoir et comme le monde des «savants» y cède plus que le peuple, du fait de sa prétention à traiter de tout et à lexpliquer aux autres, et comme lhistoire des discours des sciences humaines abonde en représentations «humaines, trop humaines» de lautre comme être relatif, à tous égards, secondaire ontologiquement et épistémologiquement, à nous les hommes accomplis, civilisés, éclairés, savants : et par un faux paradoxe, les anthropologues furent loin dêtre les plus immunisés de ce travers. Le lecteur sera particulièrement intéressé par le regard critique de Charvin sur les professeurs de droit !
Charvin retrouve donc, en somme, le geste du Montaigne des Cannibales sur limage du nouveau Monde (le Brésil ''antarctique''), dEdward Saïd sur lorientalisme et sa fonction ou de Joseph Massad sur les Arabes dans notre imaginaire euro-américain. Il montre que la plupart des clichés anti-russes de nos médias datent de plusieurs siècles et témoignent plus de notre manque de recul anthropologique et de culture sérieuse que de léternelle sauvagerie naturelle des Moscovites et des Russes dIvan «le Terrible» à Poutine en passant par Staline. Il souligne justement les dangers de notre prisme déformé et hostile systématiquement pour lavenir de nos relations avec la puissance russe. Et il rappelle les ravages de la russophobie nazie mêlée danti-communisme radical pendant la Seconde Guerre mondiale.
Ce rappel se justifie par le révisionnisme historique qui selon lauteur minimise sans cesse le rôle de lURSS et de la Russie dans la défaite du nazisme au profit dune Amérique idéalisée en pays des droits de lHomme et de la démocratie, qui aurait eu seul ou presque le mérite de la victoire en 1945. Un révisionnisme lié au nationalisme russophobe des droites et extrême-droites fascisantes dEurope de lest et des pays baltes, où on confond volontiers depuis 1991 la lutte contre lURSS et le communisme pendant la Seconde Guerre mondiale avec le choix de lAxe fasciste, la collaboration avec le Reich hitlérien et le soutien à ses plans de domination et de réorganisation allemandes de lEst (quon relise le journal de Rosenberg à ce sujet). Or lUnion européenne ne semble pas très choquée par cette réhabilitation des fascismes souvent antisémites dEurope de lest au sein de pays qui ont adhéré récemment. Charvin trouve même lUE et lOTAN plus que bienveillantes envers ce type de mouvement, dès lors quil sert ses intérêts en Ukraine (on pourrait rapprocher la sensibilité de Charvin de celle de son aîné
Roland Dumas, juriste de gauche et russophile comme lui, également reconnaissant à lURSS de ses immenses sacrifices pour stopper et détruire le Troisième Reich).
Si la ligne générale (pour prendre un terme soviétique !) de Charvin nous paraît juste et son livre stimulant, il pèche à notre sens par de nombreuses erreurs de détail qui gênent le lecteur averti et peuvent nuire à son propos et il nous semble quon doit lui adresser quelques critiques sérieuses, dans lintérêt même de la cause quil sert. Pour le dire dune formule, Charvin a écrit un livre davocat défendant son client et contre-attaquant brillamment (la meilleure défense, on le sait, cest lattaque). On appelle livre davocat un plaidoyer qui semble faire un peu feu de tout bois pour démontrer linnocence de son client, en puisant dans des domaines non-juridiques variés tous les arguments possibles sans trop de souci de cohérence. Du moment que ça sert la cause. En somme on va un peu cavalièrement à la pêche aux preuves
Professeur de droit international, doyen honoraire de la faculté de Nice, Charvin certes a une formation de haut niveau dans sa spécialité, cest un universitaire solide, il a de la logique en général et une vraie culture historique qui lui permet, avec la passion politique légitime et sincère qui est la sienne, de composer un livre agréable à lire et convaincant à bien des égards. Mais nest pas historien qui veut. Un livre qui prétend traiter dhistoire et réfuter les erreurs des autres doit être lui-même exempt derreurs qui non seulement entacheraient sa crédibilité scientifique mais constitueraient des manquements à lhonnêteté intellectuelle. Après tout, comme disait Bergson, nul nest obligé décrire un livre ! Autrement dit : se risquer sur le terrain de lhistoire oblige. Or Charvin nous paraît parfois manquer à lobligation de rigueur dans la cohérence intellectuelle et dexactitude dans les faits.
Un exemple éclairant, révélateur. Il est tout simplement faux de dire (p.87) que le colonel Beck, dirigeant polonais pendant les années trente, était un «admirateur du nazisme». Il est vrai quil donna de facto une «orientation pro-allemande à sa politique étrangère», en raison de ce quil croyait lintérêt supérieur de son pays dans le tragique contexte géopolitique de lépoque, mais il faut alors préciser quil fit de la «Realpolitik» en tenant compte des rapports de forces de la décennie ; ses sentiments patriotiques nétaient pas en cause et on peut ajouter quil traita avec le Reich nazi malgré sa répugnance profonde précisément parce quil ne voyait pas dautre voie pour assurer la sécurité de la Pologne le plus longtemps possible. Exactement comme Staline se trouva acculé peu après au pacte germano-soviétique par laffaiblissement politico-militaire du bloc franco-britannique et le discrédit que jeta sur lui Munich ! Et cette erreur factuelle et dinterprétation des faits nous conduit logiquement à lexigence de logique densemble dun livre. Si Charvin justifie Staline en 40 et Poutine aujourdhui de faire avec leurs environnements respectifs, il ne peut pas reprocher à Beck de lavoir fait en 34 ou 38 ! Car Beck, tout de même, na pas plus coopéré avec lAllemagne nazie que Staline et Molotov. Et si Charvin disait que la politique de Beck précède celle du Pacte et explique le virage de Staline, on lui répondrait que géographiquement, la Pologne était aussi la première exposée ! Dire cela ne revient dailleurs nullement à cautionner la politique de Beck. On pourrait en effet objecter (et Charvin, dans la ligne communiste classique, répondrait) que la Pologne aurait dû se rapprocher de lURSS dès 34 plutôt que de lAllemagne... Ce que la France un moment encouragea avec la politique du Laval de 1935 : une politique réaliste de renforcement de la Petite Entente en Europe centrale et orientale avec inclusion de lURSS quon sortait de son isolement. Certes ! Mais la Pologne patriote de cette époque était aussi russophobe quanticommuniste et marquée par le souvenir de linvasion du pays en 1920 par lArmée rouge, qui tentait détendre la Révolution vers lAllemagne, cur de lEurope. Léchec de cette politique, du fait de la Pologne, entraîna à sa suite leffondrement du système dalliance «slave» de la France et mena au désastre de Munich.
Il nen demeure pas moins que Beck ne fut pas motivé par une sympathie pour le nazisme quil voyait comme une forme de barbarie pangermaniste et de menace pour le monde slave. Mais tout aussi inquiet du risque communiste et russe, il crut préserver lexistence et lindépendance de la Pologne (jeune Etat qui venait de renaître en 1919/20) en jouant la carte de la Pologne «rempart contre le bolchévisme» et voisin loyal de la nouvelle Allemagne, sans jamais céder sur la souveraineté polonaise ni abandonner le couloir de Danzig. Charvin cède donc trop facilement à la confusion et à lamalgame «staliniens», très polémiques, entre bourgeoisie nationale anti-communiste et crypto-fascisme. Or on sait que les nationalistes polonais partirent à Londres en 40 pour continuer à se battre contre lAxe et que leurs pilotes le firent brillamment pendant la Bataille dAngleterre. On sait que le général Sikorski, disparu mystérieusement en 43, sans doute assassiné, était une source de gêne pour lURSS et peut-être même pour la Grande Bretagne pendant la Grande Alliance, du fait de son souci intransigeant dun rétablissement de la Pologne indépendante à la victoire. Quant au massacre à Katyn des officiers bourgeois, possibles élites dun après-guerre nationaliste polonais, crime stalinien reconnu par la Russie, il nen est pas question dans le livre
Cest pourquoi les quelques lignes de Charvin ne sont pas un résumé correct de la situation. Cest dautant plus dommage que lauteur sait voir la complexité des choses en Europe centrale et orientale (p.71).
Il aurait donc pu mettre la politique du nationaliste Beck sur le compte de la russophobie et de lanticommunisme, pas totalement dénués de fondements peut-être, sans aller chercher ladmiration pour le nazisme. Il convenait alors dêtre précis sur la part des facteurs, car on peut être anti-communiste sans être russophobe. Par exemple dans lémigration russe-blanche. On peut même être anti-communiste et pro-soviétique par patriotisme russe, comme le philosophe chrétien Nikolaï Berdiaev, au grand scandale de la majorité de lémigration certes ! Et justement, la confusion entre Russie et URSS gêne un peu tout au long du livre: il faudrait articuler les choses avec plus de précision. Il est par exemple impossible de parler du nombre des morts «russes» de la Seconde Guerre mondiale en donnant le chiffre des morts «soviétiques»
Quoi quon pense de la disparition de lURSS et de lexplosion de lancien empire russe en Etats indépendants, cétait un ensemble multiethnique et dans le cas de lURSS, une fédération de républiques surs nationales : Ukraine, Biélorussie (Bélarus), etc., et même si on déplore les excès anti-russes du nationalisme ukrainien, sans vouloir tenir une comptabilité macabre mesquine ni alimenter une surenchère dans la victimisation, on ne peut nier la contribution des Ukrainiens ou des Biélorusses comme tels à la Grande Guerre patriotique. Cest dailleurs le meilleur moyen de prouver que leurs identités culturelles et leurs intérêts légitimes sont respectés par la Nouvelle Russie !
Pour être honnête, on savoue insuffisamment compétent sur certaines questions, mais les erreurs repérées dans certains domaines de faits invitent à vérifier dans les autres : il est vrai que des formules cavalières rendent rarement justice au réel, surtout quand elles ne sont pas toujours appuyées en notes sur des références bibliographiques et historiographiques claires. Tout le problème du livre est là : la ligne densemble est bonne, mais avec une tendance à forcer les choses en noir et blanc parfois ; surtout, il eût fallu démontrer avec plus de prudence méthodologique et procéder avec plus de rigueur dans le traitement de détail. En écrivant sans doute un livre mieux documenté, plus épais et plus complexe.
Cela dit, la critique que nous adressons à Charvin peut être relativisée en appréciant son intention et lintérêt de son livre, malgré ses défauts embarrassants : car si Charvin était tenu à plus de rigueur dans la réalisation de son projet, il rappelle à notre mémoire de nombreux faits dignes dattention qui ne vont pas dans le sens de la doxa occidentale bien-pensante actuelle et il y a déjà du mérite à produire un tel essai aujourdhui (et cest bien pourquoi il eût été souhaitable déviter ces erreurs qui peuvent servir de prétexte à un refus de discuter ce quil y a de bon dans le livre). Il lui sera donc beaucoup pardonné, car il aura au moins porté la contradiction de façon stimulante et audacieuse aux médias et aux institutions qui nauront guère pris la peine de répondre. Et quon ne nous dise pas que cest en raison des erreurs du livre, car la plupart des journalistes des pages «culturelles» ne les ont pas vues. Et des livres moins sérieux retiennent souvent leur attention. La raison est ailleurs : cest le complot du silence à légard de ce qui gêne une autre «ligne générale», qui généralement ne sembarrasse pas de détails. Ainsi en va-t-il du pluralisme en France et dans nos sociétés «libérales avancées»
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 06/07/2016 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Poutine de Frédéric Pons La Russie entre deux mondes de Hélène Carrère d'Encausse La Russie postsoviétique de Françoise Daucé | | |
|
|
|
|