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La contestation des intellectuels | | | Bernard Brillant Les Clercs de 68 PUF - Le noeud gordien 2003 / 25 € - 163.75 ffr. / 629 pages ISBN : 2-13-053949-1 FORMAT : 15x22 cm Imprimer
B. Brillant a soutenu en 2002 une remarquable thèse dhistoire des intellectuels sur Mai 1968. Le présent ouvrage en est la version amendée, sous un titre au jeu de mot évocateur. Car cest bel et bien un éclair qui sabat sur la France en ce mois de mai, éclair aveuglant ayant impressionné les rétines à ce point quil est encore aujourdhui visible. Visible aussi parce quil sagit dhistoire quasi immédiate et que ses acteurs sont là pour en parler. Dès lors, il faut saluer le recul pris par lhistorien sur un objet qui, sinon chaud, est encore tiède, objet de débats très actuels comme de rejeux de mémoires.
Méthodologiquement, létude est irréprochable et brille dune définition de lintellectuel, qui, sans être révolutionnaire, clarifie un débat maintes fois reposé sur cet objet historique. Lauteur définit géométriquement lintellectuel selon trois axes : la dimension première de lintellectuel, cest sa fonction professionnelle (artiste, écrivain, savant), gage de sa notoriété. La surface est donnée par le déplacement de cette légitimité vers le champ politique. La reconnaissance constitue le troisième axe, donnant à lintellectuel son volume.
Lexigence de ne pas se concentrer uniquement sur les uvres et les discours, mais également sur leur manifestation et leur impact social, est ainsi largement respectée par B. Brillant. Tout en sarrêtant sur les figures phares de lengagement (Sartre, Aron, etc.), il aborde des individualités ou des milieux plus méconnus (les milieux religieux avec Témoignage chrétien de Georges Montaron, figure de l«anticléricalisme chrétien»), le monde universitaire (Nanterre, la Sorbonne mais aussi les grandes écoles), les hauts lieux de la culture (lOdéon, la Société des Gens de Lettres, les Beaux-Arts) et les médias (revues éphémères, grands journaux et magazines), les éditeurs enfin (Maspero, le Seuil
). Notons que cette crise apparaît comme parisienne, la capitale étant le lieu nécessaire à la troisième dimension susdite. Les festivals de Nice et dAvignon sont alors comme deux satellites où se déplacent les grandes figures parisiennes. Pas déclair dans les capitales provinciales ?...
Lhistorien donne ensuite à lévénement toute son ampleur historique, ne le bornant évidemment pas au mois printanier. Son propos couvre une grosse décennie, du début des années 1960 à celui des années 1970, en trois temps pertinemment intitulés «Fermentation», «Ebullition» et «Cristallisation». Les années 60 préparent en effet aux débats intellectuels ayant fait Mai 68. Si lévénement surprit une France assoupie, ses prodromes sont perceptibles. Des transformations culturelles et sociales créent un terreau propice à la contestation, quil sagisse de la révolution structuraliste (avec M. Foucault dont Les mots et les choses paraissent en 1966, Barthes, Lévi-Strauss
), des relectures hétérodoxes du marxisme (Althusser à la rue dUlm, Garaudy, Henri Lefebvre ou André Gorz) ou de lessor dune avant-garde artistique contre la culture de masse (art conceptuel de Daniel Burren, Situationnisme de Guy Debord, Happening avec Jean-Jacques Lebel, la revue Tel Quel avec Philippe Sollers, dont lauteur montre bien les évolutions idéologiques, signes dun difficile positionnement dans le champs intellectuel et littéraire). La scène internationale, au triple horizon chinois, cubain et vietnamien, offre ensuite aux futurs révolutionnaires leurs modèles. Enfin, la crise de luniversité, grand thème de Mai 68, est déjà débattue dans les années 1960. Linflation des effectifs étudiants et la vétusté du système suscitent de grands essais tel La Montée des jeunes dAlfred Sauvy ou Les Héritiers de Bourdieu et Passeron, alors que de grands colloques sont tenus à Caen (1966) et Amiens (1968). Dernières occurrences, les plus immédiates à la crise avec le détonateur nanterrois, laffaire Langlois et le «Mouvement du 22 mars» font lobjet de grands développements.
La deuxième partie, consacrée directement à Mai 1968, est la moins captivante car la plus descriptive. Lauteur y analyse les manifestations, pour ou contre le mouvement étudiant, puis ouvrier : la renaissance de Sartre, lindignation raisonnée dAron, la violence de Clavel
Puis, lorsque la crise devient proprement politique, les intellectuels se taisent et laissent place aux éditorialistes car, explique lauteur, «même si la contestation du régime gaulliste et du pouvoir vient se superposer à la contestation des pouvoirs, des hiérarchies et de lautorité, cest sur ce terrain culturel que sexprime, avant tout, la contestation des intellectuels» (p.378).
Mais la contestation par les intellectuels est aussi contestation des intellectuels. Ils néchappent pas à la vague iconoclaste qui caractérise louragan soixante-huitard. Ainsi, Le Nouvel Observateur, lun des pôles privilégiés de cette contestation, fait lui-même lobjet de celle-ci avec un groupe de journalistes dirigés par Olivier Todd, mettant an cause Jean Daniel, directeur de la rédaction. B. Brillant voit de la sorte dans mai 68 «une crise du "modèle" hérité des Lumières» (p.430) quant aux fonctions de médiations sociale et culturelle des intellectuels. La figure du clerc change en effet. Notons au passage limportance des rejeux de mémoire dans ces batailles éditoriales, limportance vive, pour ces clercs, des modèles dreyfusards, résistants ou algériens, images aujourdhui désactivées (voir linterprétation récente de F. Hartog sur le «présentisme»).
La contestation est la notion centrale de cette histoire. Lauteur a voulu donner un cadre conceptuel clair à ce terme flou et polémique. La troisième partie de lessai, consacrée aux relectures de lévénement par les intellectuels, sattarde sur cette question. «En mai dernier, on a pris la parole comme on a pris la Bastille en 1789», écrivit Michel de Certeau. B. Brillant se penche sur cette «bataille sémantique» car, selon lui, «la contestation pourrait bien avoir été la "langue" privilégiée de Mai 68 et des années qui ont suivi.» (p.505)
Voici donc une grande étude, riche mais largement accessible, un beau panorama dun événement quon ne finit pas de revoir mais qui nous échappe dans ses détails. Lhistoire des intellectuels avait omis ce moment 68. Il faut dès lors remercier B. Brillant davoir comblé un vide.
Thomas Roman ( Mis en ligne le 02/02/2004 ) Imprimer
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