Jean-Charles Jauffret Ces officiers qui ont dit non à la torture - Algérie 1954-1962 Autrement - Mémoires 2005 / 13 € - 85.15 ffr. / 173 pages ISBN : 2746707187 FORMAT : 15,0cm x 23,0cm
Lauteur du compte rendu : Ludivine Bantigny, ancienne élève de lENS, agrégée et docteur en histoire, spécialiste de lhistoire sociale, politique et culturelle du second XXe siècle français, est maître de conférences à lUniversité de Rouen. Imprimer
Le dernier ouvrage de Jean-Charles Jauffret, dont la notice biographique précise quil a «façonné une des pierres dangle fondamentales du monument historiographique de la guerre dAlgérie», porte sur la torture : parmi les quelque 20 000 officiers dactive et 26 000 officiers de réserve, quels sont ceux qui, dune manière ou dune autre, ont refusé de torturer ? Parmi les sources convoquées pour répondre à cette interrogation, des témoignages, surtout, sont sollicités ; cependant, il sagit principalement de récits a posteriori lauteur reconnaît quil existe peu de témoignages «à chaud» sur la question quil souhaite aborder. Le recours aux journaux de marche et dopérations, les JMO, se révèle précieux pour faire ponctuellement concorder archives militaires et récits personnels. Quant aux 70 officiers de réserve qui ont accepté de livrer leur témoignage oral, ils disent tous quils nont jamais eu recours à la torture.
Évidemment, Pâris de la Bollardière apparaît dans ce cadre en «archétype du refus». Mais sil est besoin de revenir sur cet officier parachutiste qui créa, en 1955, les Bérets noirs et qui, en mars 1957, demanda à être relevé de son commandement pour protester contre la torture, cest que son cas demeure tout à fait exceptionnel. «Il a sans doute dit tout haut ce que dautres pensaient tout bas», estime Jean-Charles Jauffret ; il reste que ceux-là nont pas élevé la voix, et que par là même le nombre de cas cités se révèle très faible. Une vingtaine de pages est consacrée à quelques individus «de conscience chrétienne», et tout particulièrement à Henri Péninou, aumônier auxiliaire de la 25e division parachutiste, devenu «un ami proche» de lauteur. Plus brefs (9 pages), les commentaires portant sur les officiers «dobédience marxiste» sont aussi beaucoup moins chaleureux que les précédents.
Dès lors que les refus explicites furent peu nombreux, louvrage sattelle aussi à expliquer lusage de la torture. Le mot lui-même disparaît dailleurs parfois au profit de litotes telles que «méthodes fortes» ou «excès de la guerre contre-révolutionnaire». Car ce qui ressort à la lecture du livre, cest quau fond larmée française navait pas vraiment le choix, pour lutter «contre le terrorisme et la subversion» : fallait-il «employer le mal pour éviter le pire» ? Lauteur laisse la question en suspens, mais il la pose. Il sagit surtout pour lui de comprendre «comment les forces de lordre en furent réduites au pis-aller de la torture» (nous soulignons). Lemploi de la torture par larmée française a été banalisé, note Jean-Charles Jauffret ; mais non généralisé, précise-t-il aussitôt : la distinction apparaît quelque peu subtile. De surcroît, si bon nombre dofficiers nont pas eu eux-mêmes à pratiquer la torture, on pourrait citer, avec lauteur, ce quen dit Serge Paveau, un parachutiste du 3e RPC : «Il est facile, pour beaucoup, daffirmer, ce qui est vrai, quils nont pas participé aux tortures, mais combien peuvent affirmer quils ignoraient les méthodes qui permettaient davoir des renseignements ? Il est facile davoir des élégances morales quand on fait faire le sale boulot à ses subordonnés». Jean-Charles Jauffret exhume néanmoins quelques documents, quil qualifie lui-même «dexception», émanant de certains commandants ayant donné lordre de ne commettre aucune exaction daucune sorte. Les ordres contraires, évidemment, laissent moins de traces écrites.
Lauteur a bien sûr abondamment recours à la thèse de Raphaëlle Branche (La Torture et larmée pendant la guerre dAlgérie, 1954-1962, Paris, Gallimard, 2001). Toutefois certaines de ses prises de positions sen démarquent radicalement. Il soutient ainsi, au détour dune phrase, que «ceux qui ont utilisé les sévices comme moyen dinformation nont pas perçu quils conduisaient à lhumiliation des victimes» (p.129). Or, sans même avoir recours à la démonstration de Raphaëlle Branche sur la violence tant psychique que physique ainsi infligée, il est difficile dadhérer à une telle affirmation, qui laisse les bourreaux à une forme dinconscience.
Lempathie de Jean-Charles Jauffret pour les soldats quand ils sont des hommes dhonneur transparaît au fil des pages. Tout, dans son écriture, sa démarche et même les quelques éléments autobiographiques quil égrène dans ce livre, le dit bien : il aime ainsi évoquer, par exemple, ses «conversations de popotes» ou ses «rencontres amicales» avec danciens élèves de lÉcole spéciale militaire de Saint-Cyr. La longue conclusion de louvrage («Le code du soldat») en donne également la conviction, quittant le temps de la guerre dAlgérie pour se projeter dans la période très contemporaine et réfléchir aux conflits dans laquelle larmée française est aujourdhui engagée. Lauteur y évoque la «projection de puissance réussie en Afghanistan», le «rétablissement de lordre» à Bunia au Congo ou encore la manière dont les troupes délite des opérations spéciales «continuent de sillustrer» contre les talibans. Il estime aussi que la France a été accusée «de façon injuste» quant à sa responsabilité dans le génocide rwandais. Dans cette longue conclusion, il est question, fondamentalement, de lhonneur de larmée, et toute dérive hors de cette éthique supposée est présentée comme «incident» ou de la «bavure».
De fait, certains euphémismes étonnent, dans une écriture qui parfois épouse le vocabulaire de linstitution quelle décrit : pourquoi en effet parler d«indélicatesses» au sujet des viols commis sur des femmes par certains soldats, d«abus invérifiables» et même d«avatars» ? Pourquoi les «bavures» sont-elles uniquement placées au compte de «la soldatesque», sans que la responsabilité de linstitution soit jamais évoquée ? «Intellectualiser la guerre dAlgérie serait un lèse-majesté mémoriel», assure Jean-Charles Jauffret. On peut être surpris de trouver sous la plume de lhistorien une phrase de cet ordre. Car sil est une fonction pour lhistorien, cest bien de rendre intelligible ce qui fut, par-delà le désormais trop lancinant «devoir de mémoire».
Ludivine Bantigny ( Mis en ligne le 09/12/2005 ) Imprimer
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