| Philippe Artières Michelle Zancarini-Fournel Collectif 68. Une histoire collective - 1962-1981 La Découverte - Poche 2015 / 16 € - 104.8 ffr. / 849 pages ISBN : 978-2-7071-8588-4 FORMAT : 12,5 cm × 19,0 cm
Première publication en février 2008 (La Découverte)
L'auteur du compte rendu : David-Jonathan Benrubi, diplômé de l'Ecole des chartes, est conservateur stagiaire des bibliothèques en formation à l'ENSSIB. Imprimer
La fonction sociale des historiens nétant jamais aussi sûre que lorsque les politiques semparent du passé, il est heureux que 59 dentre eux, sous légide de Philippe Artières (CNRS, historien proche de lanthropologie) et Michelle Zancarini-Fournel (IUFM de Lyon, historienne spécialiste de lhistoire des femmes), aient contribué à une somme qui réussit le plus souvent la gageure de mettre les acquis dune approche scientifique à disposition dun public relativement large, cest-à-dire dun large public cultivé.
Ni dictionnaire, ni monographie, lobjet, éclaté en plus de 110 contributions, adopte un plan systématique qui donne du sens aux bornes chronologiques affichées en titre (1962-1981). Le livre est divisé en quatre parties chronologiques : 1962-1968, mai-juin 1968, 1968-1974, 1974-1981. Chacune souvre sur une longue contribution de M. Zancarini-Fournel «récit» - qui présente les événements et aspects saillants de la période, à la manière classique du récit historique. Viennent ensuite, au sein de chacune des quatre parties, des séries darticles consacrés à un point précis et répartis en grandes thématiques dont les intitulés «film», «objets», «ailleurs», «lieux», «acteurs», «traverses» - sinscrivent résolument dans la tradition de la nouvelle histoire et en particulier dans le registre de lhistoire culturelle. «Ce livre propose avant tout un récit, mais un récit assez singulier puisque polyphonique et changeant de focale très rapidement. Il nous est en effet apparu nécessaire que cet assemblage de travaux soit une composition en mouvement, comparable à la manière dont on filme la caméra sur lépaule».
La richesse de cet ouvrage tient sans doute à la grande variété des entrées quil offre. En voici des exemples. Les personnes intéressées par lhistoire du cinéma liront, sous la plume dAntoine de Baecque, un texte sur les événements qui marquèrent le monde du septième art (et au-delà) laffaire Langlois et la journée des matraques (14 février), la grève du 13 mai qui tombe au début du Festival de Cannes, les États Généraux du cinéma tenus à Paris et Suresnes en mai-juin mais aussi des notices consacrées à quelques films marquants ayant précédé, accompagné, ou retracé l«esprit de mai». Limportance du cinéma dans le livre est à rapporter à cette proposition, assénée par lauteur : «la rébellion politique, qui prend une sonorité avant tout musicale dans les pays anglo-saxons, tourne donc en France autour des images du cinéma, et cest un héritage de la Nouvelle Vague».
On peut a contrario regretter le manque darticles portant sur la musique, absence paradoxale quand louvrage insiste à plusieurs reprises sur limportance dun nouvel objet technique - le transistor - et de la radio. En revanche, la scène nest pas oubliée, avec les différentes modalités de la «contestation par le théâtre : Odéon, Villeurbanne, Avignon». Le premier lieu, investi avec lappui des anarchistes du Mouvement du 22 mars, devient, en présence dun Jean-Louis Barrault indulgent et impuissant, et à deux pas de la Sorbonne, bastion occupé par lUNEF et des mouvements gauchistes, un «espace-temps utopique : il fait surgir limpensable, lexcès, et met en scène des individus, momentanément dissociés de leur assignation sociale traditionnelle. Cest donc moins le contenu que la forme, profondément poétique, du pouvoir des mots qui en fait ici la forme poétique». Un peu plus tard, du 21 mai au 14 juin, à lappel de Roger Planchon, une quarantaine dacteurs de la «démocratisation de la culture» malrussienne (directeurs de théâtre, de maisons de la culture..) se réunissent à huis-clos, à Villeurbanne, et se livrent à une autoflagellation qui prend la forme dun rejet de la «culture bourgeoise» (les classiques du répertoire). En juillet, à Avignon, Jean Vilar ne peut recevoir que des troupes étrangères les troupes françaises sétant retirées suite aux grèves de mai-juin notamment le Living Theatre de Julian Beck et Judith Malina. Suite à la censure dune pièce, le Festival sinsurge et devient un lieu dexpérimentation et de rituels à la fois dans la continuité de mai (affiches réalisées par les étudiants des Beaux-Arts, rejet de la culture classique assimilée à une culture fasciste) et en rupture : «plus quà Paris en mai, les contestataires soignent leur paraître, et Avignon en juillet devient le creuset de modes hippies qui déferlent sur lEurope les années suivantes».
Autre point particulièrement intéressant, les articles consacrés à l«ailleurs» procèdent à un véritable décentrement, qui va bien au-delà du simple point de vue contextuel généralement adopté par les documentaires ou synthèses historiques. A coté des entrées attendues sur la Zengakuren japonaise, le mouvement des Provos aux Pays-Bas (1966), le Vietnam, Prague..., on peut lire et apprendre, entre autres, sur le Front de libération du Québec, les Brigades rouges, et jusquà Solidarnosc, qui sont ici convoqués dans cette très vaste histoire des années 68.
Des articles sur des acteurs (mouvements féministes, parti politique...) et des portraits où sont évitées les figures trop familières (Cohn-Bendit, Geismar) situent les hommes dans la société et derrière les événements, même si, malgré des lignes intéressantes sur Raymond Marcellin, on aurait pu souhaiter une place plus importante accordée aux détracteurs et opposants. Les études consacrées aux objets du LSD à la 4L, en passant par la mini-jupe et le transistor ont toute leur place dans ce projet dhistoire culturelle.
Les seuls véritables, et petits, défauts du livre sont inhérents à la dimension collective de lentreprise. Les articles répondent parfois inégalement aux objectifs du format retenu. Ainsi, celui sur l«engagement de la rue dUlm» napprendra sans doute rien aux connaisseurs (ce qui est normal), mais reste peu didactique pour qui nest pas familier avec la philosophie dAlthusser ou la pensée de Lacan. Plus grave, peut-être, est une tendance (il est vrai, absente des quatre grands «récits») à ne pas respecter limpératif de citation des sources (tantôt, elle est tout à fait oubliée, tantôt elle est incomplète...). Ce travers, injustifiable en dernier ressort, traduit peut-être une incompréhension de la part des collaborateurs vis-à-vis du projet éditorial : dictionnaire ou pas ?
Le livre est complété par une iconographie inédite et abondante issue du fonds des correspondants-photographes de LHumanité conservé aux archives de Seine-Saint-Denis (qui lui-même fait lobjet dun article), un index bien fait, et une chronologie, qui ajoutent à la maniabilité de louvrage. Avec cet objet au prix relativement abordable pour sa taille ce qui a pour contre-coup une facture modeste (les bibliothèques, qui toutes lachèteront, auront du travail de reliure à réaliser) les coordinateurs de louvrage et les éditions La Découverte font une uvre utile qui laisse la place à des usages et des formes dappropriation différents.
Devait-on en attendre moins de la part de la maison La Découverte, qui vit le jour dans la douleur, en 1983, en succédant aux éditions François Maspero - léditeur par excellence des années 68 ?
David-Jonathan Benrubi ( Mis en ligne le 07/04/2015 ) Imprimer
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