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Histoire & Sciences sociales -> Temps Présent |
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Pogroms fondateurs d'un espace vital | | | Ilan Pappe Le Nettoyage ethnique de la Palestine Fayard 2008 / 22 € - 144.1 ffr. / 394 pages ISBN : 978-2-213-63396-1 FORMAT : 15,0cm x 23,0cm
Traduction de Paul Chemla. Imprimer
Le 15 mai 1948, Ben Gourion et la direction sioniste de Palestine proclamaient la naissance de lÉtat dIsraël. Au milieu des commémorations pieuses et célébrations idéologiques pour les 60 ans de cette fondation, paraît un pavé qui éclairera peut-être des esprits libres encore naïfs sur les raisons du boycott de certain salon du Livre. Il faut dire quil y a des raisons à cette ignorance de lEuropéen et de lAméricain moyen, parfois même du jeune Israëlien : bien que la vérité soit connue des acteurs et des témoins des événements depuis toujours, et bien que de bons ouvrages savants ou vulgarisateurs existent, nous avons tous été éduqués dans le mythe du brave petit État courageux dIsraël, dont nous devrions être solidaires inconditionnellement, mythe véhiculé par les médias et l'institution scolaire sous le nom d«histoire», tandis que les voix dissonantes étaient soigneusement étouffées par un complot du silence de la part des institutions : la forme contemporaine de la censure dans nos démocraties libérales. Ainsi, qui connaît The Palestinian Catastrophe : The 1948 Expulsion of a People from Their Homeland, de Michael Palumbo (1987) ? Que le livre dIlan Pappe puisse encore gêner ou surprendre en dit long sur la longue histoire des deux poids et deux mesures sur la question israëlo-arabe et le sort des Palestiniens depuis 60 ans. Mais le tabou est peut-être en train de céder devant le travail des vrais historiens, y compris en Israël.
Ilan Pappe est le plus radical des «nouveaux historiens» israëliens, qui depuis quelques années procèdent peu à peu à une révision de plus en plus critique de lhistoire officielle de leur État et du sionisme en Palestine : ses ouvrages font scandale auprès des bien-pensants car il juge ceux de certains collègues («révisionnistes» - au sens israëlien) ceux de Benny Morris par exemple, encore prudemment évasifs sur les crimes de masse qui présidèrent à la création dIsraël ; il reproche à ces esprits supposés critiques de prolonger la bonne conscience israëlienne, par une révision a minima de la mémoire collective nationaliste ; une façon «gauche sioniste» de limiter la casse pour limage dIsraël sous lapparence dune auto-critique. Soumettant enfin tout le passé national à ré-examen et confrontant avec rigueur le discours officiel aux faits établis et aux sources vérifiées, les révisionnistes israëliens en tirent tous en effet une critique des excès de la politique anti-arabe de leur État et des mensonges de son idéologie, notamment depuis 1967 (la Guerre des 6 jours), mais ils diffèrent sur létendue des responsabilités sionistes dans la disparition brutale dans lespace du futur Israël des populations palestiniennes en 1948.
Il sagit de comprendre si ce que les Palestiniens exilés appellent «la catastrophe» (Nakba, équivalent de lhébreu Shoah), et quIsraël nie, a bien eu lieu : lexpulsion et lexpropriation des Arabes de la région sans indemnisation, sous la pression et la violence terroriste de milices juives agissant avec laccord des chefs sionistes. Les enjeux sont autant historiques (établir les faits) que politiques et moraux (tirer les conséquences par rapport au droit et à la morale internationale de la Déclaration Universelle des droits de lhomme
de 1948 !): si la création dIsraël a bien été le moment dune épuration ethnique, de surcroît violente et organisée par les chefs sionistes, avant de faire lobjet dun négationnisme destiné à préserver la «pureté» des commencements, il sagit du péché originel de lÉtat israélien et de la matrice de sa politique anti-arabe depuis lors : thèse que Pappe avait déjà développée dans La Guerre de 1948 : aux origines du conflit israëlo-palestinien (La Fabrique, 2000) ; lecture complémentaire : Tanya Reinhart, Détruire la Palestine ou comment terminer la guerre de 1948. Au niveau international, le statut privilégié dIsraël, celui dinnocente victime sans cesse menacée, na plus lieu dêtre ; au niveau proche-oriental, le droit des Palestiniens non seulement à un État viable mais au retour en Israël sur leurs terres droit déjà proclamé par lONU en 1948 ! simpose à Israël qui le viole depuis 60 ans au nom dun prétendu départ volontaire des Palestiniens.
Louvrage de Pappe reconstitue les faits de 1947 et surtout du printemps 1948, méthodiquement, selon lordre chronologique : le lecteur peu familier du dossier se reportera souvent à lindex et à la chronologie en fin de texte. Après avoir défini la notion de nettoyage ethnique et rappelé son caractère de «crime» en droit, en sappuyant notamment sur les textes appliqués au cas yougoslave (lui traité par loccident sans attendre !), il annonce sa méthode pour évaluer le cas israélo-palestinien. Le livre se déroule comme une démonstration implacable. Tout dabord sur la réalité des intentions sionistes de créer un Israël (de préférence «Eretz/Grand», au-delà des projets de partage territorial de lONU) qui soit ethniquement pur et exclusivement un «État juif». Depuis les origines, le sionisme est dominé par lidée de créer un vaste territoire viable, sous forme dÉtat national homogène, mais face à une aile «libérale» prônant lachat progressif dIsraël, une tendance «réaliste» (Jabotinski), lucidement, anticipe un refus palestinien de partir de son plein gré même au prix dindemnités et justifie la militarisation. Chef autocrate de la direction sioniste et futur premier chef de gouvernement de lÉtat, héros de la mémoire nationale, Ben Gourion, quoique «socialiste», rallie cette conception dès 1937 et apparaît comme larchitecte du projet de nettoyage ethnique, comme Pappe le prouve en citant largement son journal et les compte-rendus des réunions de son équipe. Lépuration ethnique violente est intentionnelle et préparée, puis mise en uvre avec résolution, en toute connaissance de cause.
Les événements sont à la hauteur du fanatisme raciste et de la préparation technique de la Haganah. Pappe les reconstituent à laide de sources écrites et de témoignages, bien que les traces matérielles aient été effacées autant que possible. Bien armée et entraînée par des officiers britanniques, la Haganah liquide les villages et les villes de la population arabe et use de tous les moyens jusquà lextermination méthodique des villageois, hommes mais aussi femmes et enfants. Y compris quand une bonne entente régnait entre colons juifs et paysans arabes. Ces massacres et destructions sont destinés à paniquer les Arabes des environs : mais malheur à ceux qui nauraient pas fui «de leur plein gré» à larrivée des milices. La marche à suivre a été validée par les chefs sionistes sous le nom de «Plan D(aleth)». Dans la litanie des meurtres de masse, deux cas parmi d'autres : Deir Yasin (9 avril 1949), 93 civils tués de tous âges (30 bébés), fauchés à la mitraillette de sang-froid, les tueurs se vantèrent davoir atteint 170 victimes pour impressionner les Arabes et pour tenir compte de combattants liquidés. Octobre 48 : Dawaimeh, 455 disparus dont 170 femmes et enfants. Digne dune charge de cavalerie US en village peau-rouge, viols compris. Un corps de guerre biologique est chargé dempoisonner les puits arabes. «Aucun doute nest possible : de nombreuses atrocités de nature sexuelle ont été perpétrées par les agresseurs juifs. Beaucoup de jeunes filles arabes ont été violées, puis égorgées. Des femmes âgées ont été, par ailleurs, molestées», avoue le Général Richard Catling, vice-inspecteur de larmée britannique, après avoir interrogé plusieurs survivantes. Pour Ben Gourion et Moshe Dayan, ces massacres sont des dommages collatéraux de lexpulsion des Arabes. Bilan de cette opération de terreur : en mai 48, selon lONU, 150000 à 200000 Palestiniens ont fui leurs terres. Selon Aharon Zisling, premier ministre israélien de lAgriculture : «Nous avons commis des exactions dignes des nazis».
Complices, les pays arabes voisins laissent faire. La guerre israélo-arabe de 1948 est une «drôle de guerre» : conscients de leur infériorité militaire et du soutien occidental à Israël, ils simulent la guerre, espérant parfois, comme le royaume hachémite, quelques concessions territoriales dIsraël au détriment des Palestiniens : la Transjordanie sagrandit et devient «Jordanie». Certains garde-frontières des pays arabes sauvent lhonneur et défendent de leur propre chef les villages menacés proches de leur poste. La guerre israélo-arabe ne ralentit guère lépuration ethnique qui continue jusquau début 1949. Les poches arabes maintenues sont alors transformées par les autorités en «ghettos» (sic). Le début de lexistence tolérée de la minorité arabe comme citoyens de second rang dans un État juif, qui utilise ses minorités comme lAfrique du sud de lApartheid en les divisant et affectant certaines (Druzes, Circassiens, chrétiens arabes) à des missions subalternes (surveillants des musulmans !) au service du peuple supérieur. Un État national-populaire fondé sur la discrimination commence son existence, avec ses justifications mythiques : son droit fondé sur sa supériorité culturelle sur les Arabes (qui ne bénéficiaient daucune aide occidentale et dont on a détruit les structures), sur le droit international de lONU (qui avait prévu le partage et demandé le retour des Palestiniens !) interprété unilatéralement avec le soutien des États-Unis et de loccident, qui sempressent de reconnaître Israël.
Car rien de cela naurait été possible sans la complaisance des puissances. Dans lEntre-deux-guerres comme en 1948, la Grande-Bretagne porte une responsabilité accablante dans le conflit israélo-palestinien. Sa bienveillance originelle envers le sionisme (qui lui apparaît comme un mouvement colonial positif, autant quun mouvement démancipation nationale des Juifs autrefois persécutés) et la déclaration Balfour, promettant un «foyer national juif» en Palestine territoire sur lequel elle na quun mandat de la SDN, entraîne limmigration de masse de Juifs dEurope quelle laisse se développer vers la Terre sainte ; elle déstabilise la région et enclenche lengrenage de la violence, avec lintention den profiter pour jouer le rôle de puissance protectrice indispensable dans une zone stratégique. Entre 1945 et 1948, elle apparaît, malgré des hésitations et des contradictions, comme son alliée objective.
Le lobby sioniste appuyé sur des gentlemen juifs influents joue aussi un rôle, comme après 1945 aux États-Unis, dans le soutien à la cause sioniste. La découverte de lholocauste et la mauvaise conscience occidentale finissent de rendre les droits des Palestiniens oubliés depuis le début -, secondaires : linstrumentation de la Solution finale fait partie de façon délibérée du chantage de Ben Gourion pour arracher un État ; en 1947-1948, ce dernier présente, sans y croire lui-même, tant le déséquilibre des forces est grand, le nettoyage ethnique comme une légitime défense destinée à éviter un nouvel Holocauste (Lhistorien sioniste et ancien ambassadeur Elie Barnavi la reconnu récemment à propos de laffaire du navire Exodus, montée pour être médiatisée auprès des opinions occidentales : larraisonnement de ce navire illégal dimmigrants juifs des camps discrédite la Grande-Bretagne et popularise comme «éternelles victimes» les colons sionistes au moment stratégique).
Ainsi dabord boucs-émissaires des nazis, les Palestiniens sont rapidement présentés comme eux-mêmes nazis, dautant que leur révolte contre la colonisation juive en 1936 et la sympathie de leur chef pour Hitler apparaissent rétrospectivement comme des preuves. Bien quelle procède dune simplification outrancière, anachronique et intéressée de lhistoire, cette politique de relation publique internationale marche. En 1947-48, les 2 Grands espèrent rallier Israël à leur bloc au début de la Guerre froide, ce dont Ben Gourion joue à fond. Ainsi sexplique la patience infinie de la direction de lONU envers Israël malgré lassassinat par des sionistes de son représentant, le comte Bernadotte, en 1948.
Remercions Fayard de proposer cette traduction au public français. Lecture à prolonger par Norman Finkelstein, Mythes et réalités du conflit israélo-palestinien et Lindustrie de lholocauste, ainsi que de Yakov Rabkin, Au nom de la Torah et dEsther Benbassa. Pour les plus audacieux, un livre court et factuel : Gabriel Enkiri, Israël, un projet funeste.
Max Lehugueur ( Mis en ligne le 28/05/2008 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Au nom de la Torah de Yakov-M. Rabkin La Souffrance comme identité de Esther Benbassa La Question de Palestine de Henry Laurens | | |
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