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D'une ontologie à l'autre | | | René Daval Mélancolie, ivresse et enthousiasme Vrin - Philologie et mercure 2009 / 18 € - 117.9 ffr. / 125 pages ISBN : 978-2-7116-2199-6 FORMAT : 13cm x 21cm
L'auteur du compte rendu : Laurent Fedi, ancien normalien, agrégé de philosophie et docteur de la Sorbonne, est l'auteur de plusieurs ouvrages sur la philosophie française du XIXe siècle, parmi lesquels Le Problème de la connaissance dans la philosophie de Charles Renouvier (L'Harmattan, 1998) ou Comte (Les Belles Lettres, 2000, Rééd. 2006). Imprimer
Enthousiasme, ivresse, mélancolie : dans la lignée dAristote, Platon, Hippocrate et Galien, philosophes et médecins de la Renaissance ont tenté de saisir les liens qui unissent ces états de lâme. Livresse est le signe de lenthousiasme, qui se dit de celui qui est inspiré par le dieu, et un moyen de soulager la mélancolie, du moins dans certaines limites, car le vin peut aussi rendre triste et mélancolique. Le tempérament mélancolique, dû à un excès de bile noire, peut conduire soit au génie, soit à la folie. Cette lecture dauteurs des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, principalement anglais (Timothy Bright, Robert Burton, Henry More, Hobbes, Shaftesbury, Swift et Hume), sattache à étudier la manière dont ces relations ont été maniées pour comprendre les ambigüités de lâme humaine, les rapports du corps et de lesprit, la frontière du normal et du pathologique.
Montaigne résiste à lantique éloge de livresse et se méfie de lenthousiasme : ces élans par lesquels lâme veut séchapper du corps sont pour lui des signes de démesure. Dans le monde anglican, la problématique est orientée, en partie du moins, par le contexte théologique. Certains auteurs, comme Robert Burton, associent létat mélancolique à la crainte des sanctions divines et critiquent une vision puritaine de Dieu qui est lune des sources de cette terreur. La critique des faux inspirés, qui se développe au XVIIIe siècle, vise les courants religieux dissidents, accusés de fanatisme, plutôt que lenthousiasme en général. Le néo-platonicien Henry More défend lenthousiasme vrai des âmes pieuses et Shaftesbury plaide pour linspiration poétique, le «noble enthousiasme» pour le beau qui est la marque de Dieu sur terre.
A partir de Hobbes, Locke et Shaftesbury, la problématique nest plus métaphysique, elle est politique. Les événements révolutionnaires accentuent ce tournant en mettant au premier plan laspect politique et social du phénomène. Lenthousiasme est désormais perçu comme un phénomène collectif, contagieux et perturbateur de lordre public. Il est donc dommage que le livre fasse limpasse sur la littérature de la révolution ou sur le climat post-révolutionnaire. On sait en effet que Madame de Staël, tout en condamnant lenthousiasme fanatique des révolutionnaires et une certaine exaltation de la dévotion religieuse, donne à la notion une portée morale inspirée par Rousseau : lenthousiasme élève lhomme au plus haut degré que puissent atteindre le cur et la pensée ; il est à la conscience ce que lhonneur est au devoir ; cest une impulsion qui vient de lâme, un mouvement involontaire, entraînant, irrésistible, comparable à lélan passionnel. Benjamin Constant prend, lui aussi, la défense de lenthousiasme, tourné en ridicule sous lère impériale, taxé de rêverie ou de niaiserie par une société qui ne connaît dautre culte que celui des jouissances matérielles.
On regrette que R. Daval nait pas mené jusquau bout lanalyse des glissements sémantiques. Lemploi du mot «enthousiasme» sétait en effet laïcisé dans les dernières décennies du XVIIIe siècle pour désigner un intensif de la passion : lardeur de se dévouer, lamour de la perfection, etc. Le sens intensif nest pas déconnecté du sens premier, car lenthousiasme reste ou redevient une marque denchantement. Enjambant les romantiques (qui brillent par leur absence jusque dans la bibliographie), R. Daval en arrive très vite au point auquel il voulait nous amener, à lappauvrissement subi par ces notions dans la psychopathologie scientiste du XIXe siècle : lenthousiasme y est réduit à lhystérie, la mélancolie devient la dépression et livresse, une addiction. De la métaphysique on était passé à la politique ; de la politique, nous voilà tombés dans la pure et simple pathologie. A la même époque, se développent une psychologie des foules (Tarde, Le Bon) et une sociologie, qui, pour nêtre pas toujours aussi réductrices (Tarde est crédité dune pensée nuancée) ninsistent guère, à ce sujet, que sur des phénomènes de suggestion, dhypnose et de contagion mentale.
Sous une apparente histoire des idées, R. Daval invite le lecteur à prendre conscience de la richesse perdue de lancienne ontologie (un terme qui revient souvent) et à renouer le dialogue entre philosophes et savants. Le malheur est quil prend pour exemple dune richesse retrouvée les extrapolations de la psychanalyse dans sa version freudienne puis jungienne. Sans doute nest-ce pas un hasard, car celles-ci nont rien à envier à loccultisme et à lesprit analogique de la Renaissance, mais on doute que linterdisciplinarité puisse être fécondée aujourdhui par le recours à des théories pseudo-scientifiques. Le stupide XIXe siècle, comme on la qualifié, ne semble dailleurs convoqué que pour faire contraste. En somme : dun côté lontologie et la psychanalyse, de lautre les réductions scientistes. Sans être complètement fausse, cette vision est trop manichéenne pour emporter la conviction. On pourrait citer des psychiatres qui se sont interrogés en cliniciens critiques et avertis sur les notions en débat sans chercher dans la libido la pierre philosophale ! Pierre Janet, par exemple, analyse les conduites de triomphe et dagitation joyeuse comme des conduites de régulation, tantôt normales, tantôt pathologiques, dans lesquelles on observe que labaissement de la tension psychologique ayant rendu certaines actions plus accessibles, le sujet mélancolique se trouve transporté par une espèce divresse triomphale. On pourrait citer également lanalyse psychosociologique de Wladimir Drabovitch qui sest intéressé aux phénomènes divresse collective et de séduction totalitaire sans passer par les recettes freudiennes (ce qui lui a bien sûr valu de sombrer dans loubli).
Le parti pris de lauteur est donc, selon nous, réducteur. On peut trouver à ce livre dautres défauts, notamment de composition : ainsi tout le passage sur enthousiasme, «mania» et possession chez Platon, aux pages 14-15, se retrouve presque mot pour mot à la page 59, trahissant une compilation insuffisamment retravaillée (même remarque pour la citation de Leibniz de la page 63, présente une seconde fois page 78). Mais ce livre a aussi des qualités. Si lon met de côté la visée intentionnelle de son auteur, on peut le lire comme une monographie érudite et bien documentée qui nous donne accès à des auteurs de langue anglaise peu connus et parfois non traduits. Il démêle un usage des catégories médicales assez troublant pour le lecteur contemporain accoutumé à des frontières disciplinaires qui nexistaient pas ou qui correspondaient à dautres partages des savoirs. Il renouvelle linterprétation des critiques de lenthousiasme au XVIIIe siècle, que lon avait tendance à considérer comme simple réaction contre la magie et lésotérisme de la période précédente. Enfin, il illustre de manière très suggestive ce que la psychologie doit à la philosophie comme effort sans cesse repris et approfondi pour saisir autant que possible toutes les nuances de lesprit humain.
Laurent Fedi ( Mis en ligne le 03/11/2009 ) Imprimer | | |