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Histoire & Sciences sociales -> Histoire Générale |
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Les instrumentalisations d’un texte biblique | | | Guillaume Hervieux L'Ivresse de Noé - Histoire d'une malédiction Perrin 2011 / 22.90 € - 150 ffr. / 364 pages ISBN : 978-2-262-02772-8 FORMAT : 15,5cm x 24,1cm
L'auteur du compte rendu : Emmanuel Bain est agrégé dhistoire et docteur en histoire médiévale. Sa thèse a porté sur «Église, richesse et pauvreté dans lOccident médiéval. Lexégèse des Évangiles aux XIIe-XIIIe siècles». Imprimer
La Bible est riche de récits qui, au cours de lhistoire, ont fait lobjet dutilisations très diverses. Cest ce que rappelle et étudie Guillaume Hervieux dans LIvresse de Noé. Limage donnée en couverture établit une continuité entre lépisode biblique de livresse de Noé et la réalité de lesclavage des Noirs. En loccurrence, il sagit dun montage, et cest bien dun tel montage que lauteur cherche à découvrir les rouages.
Laffaire est relativement connue : Noé a maudit lun de ses descendants, habituellement considéré comme lancêtre des habitants de lAfrique, en disant quil serait désormais le serviteur de ses frères, et ces versets ont été utilisés à lépoque moderne pour justifier lesclavage. Dans ce livre, G. Hervieux se demande comment une telle interprétation a été possible, comment elle sest construite et quelle a été son influence.
Il suit pour cela un plan chronologique. Le premier chapitre est une étude du texte biblique. Il rappelle le récit biblique (Genèse 9, 18-27) : après avoir sauvé lhumanité, Noé a cultivé la vigne et sest enivré. Un de ses trois fils Cham la alors surpris nu, et a appelé ses frères qui lont couvert sans le regarder. Apprenant cela, Noé maudit Canaan, un fils de Cham, condamné à devenir le serviteur de Sem et de Japhet, qui sont les deux frères de Cham. G. Hervieux souligne les deux principaux obstacles à lidée dune malédiction des Noirs ou des Africains : dabord rien, dans le texte biblique, nindique que Cham ou Canaan soient noirs ; en outre, même en admettant lidée traditionnelle selon laquelle Japhet est lancêtre des Européens, Sem celui des sémites et des asiatiques, et Cham celui des Africains, cela nindiquerait pas une servitude des Africains puisque ce nest pas Cham qui est maudit, mais seulement lun de ses fils : Canaan. G. Hervieux donne alors son interprétation du récit biblique : cest une revendication de la part des Juifs, descendants de Sem, dune domination sur la terre de Canaan, qui correspond à la Palestine.
Le second chapitre présente rapidement les interprétations de trois auteurs antiques : Flavius Josèphe, Philon dAlexandrie et un certain Bérose, qui serait un des premiers à établir un lien entre Cham et la population noire, mais dont la reconstitution des uvres est très problématique.
Le troisième chapitre est consacré aux interprétations juives telles quelles apparaissent dans le Talmud. Son intention est de montrer que ce nest pas la source dune interprétation du passage en faveur de lesclavage des Noirs, même si des légendes selon lesquelles Cham aurait été noirci (au sens métaphorique) en raison de péchés sexuels commis dans larche ont pu être utilisées par les partisans de lesclavage pour soutenir que Cham était noir de peau. Le chapitre suivant, qui présente les interprétations des pères de lÉglise, aboutit à des résultats comparables : même sils nont généralement pas combattu lesclavage, ils ne lont pas associé à ce passage biblique, et ils se sont peu intéressés à la question des Noirs quils avaient peu loccasion de côtoyer. Ce sont dautres aspects qui les intéressent dans ce texte biblique. Lanalyse est comparable pour les sources musulmanes (abordées dans le chapitre six) : certes elles identifient Cham aux peuples noirs connus et établissent des liens entre ceux-ci et lidolâtrie, mais le Coran ne rapporte pas la même malédiction, si bien que cela ne conduit pas à une justification de la réduction dun peuple en esclavage. Le Moyen Âge, dans lequel se sont croisées ces différentes sources, na donc pas justifié systématiquement lesclavage des Noirs : telle est la conclusion de cette première partie du livre.
Le chapitre six, qui est de loin le plus long et le plus riche du livre, correspond à une nouvelle époque née de la découverte des Amériques. Cest alors que le sujet du livre prend tout son sens, puisqueffectivement à partir du XVIe siècle, le texte biblique a pu être utilisé pour justifier lesclavage des Noirs ou des indiens. Ou du moins, il se trouve au cur de la réflexion sur la place des peuples dans le plan divin réflexion renouvelée par la découverte des Indiens dAmérique, qui remet en question les schémas médiévaux, notamment celui du partage de la terre en trois continents attribués lun à Sem, lautre à Japhet et le troisième à Cham. Ce chapitre prend soin déviter tout schéma simpliste : il montre combien lutilisation de cette péricope en faveur de lesclavage a rarement été très nette, quelle a suscité de nombreuses résistances et quelle a fait lobjet dutilisations inattendues liées à dautres problématiques comme lorsque des protestants affirment que Cham désigne les noirs et non les indiens afin de délégitimer la conquête espagnole. Les deux derniers chapitres montrent dune part la naissance dune approche plus critique du texte biblique avec les Lumières et, dautre part, les nombreuses et diverses utilisations du mythe aux XIXe et XXe siècles, particulièrement en contexte colonial.
Ce livre se penche donc sur un sujet très intéressant dont il montre de façon pertinente la complexité, loin dune lecture simpliste (qui est dailleurs celle proposée en image de couverture). «On découvre une multitude dinterprétations et dutilisations, tantôt politiques, tantôt économiques, tantôt religieuses ou spirituelles qui ont souvent coïncidé avec des contextes historiques quil est nécessaire détudier chaque fois (
)» (p.293).
Il présente toutefois aussi de nombreuses faiblesses. Tout dabord le style qui se veut celui de la vulgarisation devient très vite agaçant et lourd. De plus la problématique de louvrage nest pas assez clairement énoncée : lauteur semble avant tout soucieux de dédouaner la Bible et les auteurs «religieux» de laccusation davoir soutenu lesclavage, mais cet enjeu nest pas directement avoué. Surtout lauteur sappuie entièrement sur des travaux de seconde ou de troisième mains, ce qui est compréhensible étant donné létendue de son sujet, mais soulève un problème de fond car ces travaux sont eux-mêmes souvent des prises de position et non des analyses objectives dans le débat sur lutilisation du texte biblique. Le plan choisi est donc en apparence simple et logique, mais très contestable. Ainsi le passage sur Bérose dans le chapitre deux est en réalité fondé sur des textes très contestables de lépoque moderne ou contemporaine. Enfin la présentation de chaque auteur ou de chaque interprétation est décevante : lauteur multiplie les citations sans toujours les commenter et sans entrer dans la subtilité des analyses ; il passe parfois dun auteur à lautre ou dun siècle à lautre sans transition, ce qui donne trop souvent un effet de catalogue que les nombreux excursus plus ou moins utiles neffacent pas.
Autrement dit, ce livre ne dispense pas daller voir des analyses certes plus ponctuelles mais plus approfondies comme celles de B. Braude (comme «Cham et Noé. Race et esclavage entre judaïsme, christianisme et Islam», Annales ESC, 2002, p. 93-125, disponible sur persée.fr) dont on attend dailleurs un livre sur le même sujet.
Emmanuel Bain ( Mis en ligne le 03/05/2011 ) Imprimer | | |
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