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Histoire & Sciences sociales -> Histoire Générale |
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Un rêve européen : harmoniser les formes bâties | | | Paul Claval Brève histoire de l'urbanisme Hachette - Pluriel 2014 / 9 € - 58.95 ffr. / 315 pages ISBN : 978-2-8185-0318-8 FORMAT : 11,0 cm × 17,8 cm
Brève histoire de l'urbanisme est la réédition en format de poche d'un livre publié en 2011 sous son premier titre et dans son édition originale aux "Carnets de l'Info": Ennoblir et embellir : de l'architecture à l'urbanisme.
L'auteur du compte rendu : Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, Agrégé d'histoire, Docteur ès lettres, sciences humaines et sociales, Nicolas Plagne est l'auteur d'une thèse sur les origines de l'Etat dans la mémoire collective russe. Il enseigne dans un lycée des environs de Rouen. Imprimer
Paul Claval est un des maîtres vivants de lécole française de géographie. Mais on serait bien en peine de lui assigner une spécialité dans cette discipline. Sa bibliographie montre en effet quil en a pratiqué tous les domaines au meilleur niveau académique avec un souci dadéquation à létat des connaissances et des problématiques, visible même lors des rééditions réactualisées de ses ouvrages. En 1976, il publie un Éléments de géographie économique. Impossible de citer la bibliographie intégrale de Paul Claval, dont les intérêts multiples et anciens sexpriment dans cet ouvrage pluridisciplinaire. Aussi passionné de lhistoire de la géographie (la référence à Élisée Reclus ou bien La géographie du XXIe siècle à LHarmattan en 2003) que de son épistémologie, méfiant à légard des dogmatismes idéologiques, Paul Claval reste depuis des décennies à lécoute des grands débats des sciences humaines auxquels il continue de prendre part. Les livres quil a donnés en 1980 aux PUF, Les Mythes fondateurs des sciences sociales et en 2001 une Épistémologie de la géographie, permettent peut-être de définir le mieux le positionnement de Paul Claval : celui dun géographe conscient des exigences et des problèmes de son métier, devenu très tôt, de pair, un historien des sciences sociales et un généalogiste de leurs concepts.
La géographie, pour Claval, cest létude du réel dans sa dimension et ses relations de spatialité, un réel principalement humanisé et social, transformé, lhomme aménageant le milieu en sadaptant à lui. Fils de lécole française «possibiliste» de Vidal de La Blache, qui sait que la nature nimpose jamais rien absolument, mais quelle suscite et limite laction de lhomme, elle-même conditionnée par un état des techniques, Claval a compris dès sa formation initiale, en vrai «vidalien» contre certains disciples simplificateurs, que la géographie ne pouvait attendre de la nature ni de quelques prétendues données éternelles antérieures à lhomme lexplication de lespace humanisé. Exemple : le grand débat classique sur les régions françaises (leur nombre, leurs limites, leur identité, etc.) a montré lexigence dune intégration de lhistoricité à linterprétation dun espace palimpseste. Le premier ouvrage de P. Claval, en 1968, portait sur un sujet dépoque, et qui le reste depuis lors : Régions, nations, grands espaces : géographie générale des grands ensembles territoriaux. Au cur de la nouvelle géographie, la révolution industrielle et
lurbanisation ! La ville est un de ses thèmes de prédilection : Claval avait déjà publié en 1981 La Logique des villes : essai durbanologie. La bibliographie de son dernier ouvrage montre une longue réflexion sur le phénomène de la «métropolisation» de lhumanité, dans une perspective qui conjugue les trois dimensions de la temporalité (histoire, analyse du présent, prospective).
Autre aspect longuement médité par Claval et repris dans cette parution : le rapport pouvoir/espace. En 1978, Claval lui avait consacré Espace et pouvoir, une problématique au cur de la présente réflexion sur la ville, et Religions et idéologies. Perspectives géographiques, en 2008. Mais comme la indiqué un colloque en son honneur, Paul Claval ne sest interdit aucun sujet, étudiant librement et sérieusement bien des zones (Amérique, Brésil par exemple) et bien des questions, avec une sensibilité presque poétique aux diverses formes de la spatialité mondaine. Il a dailleurs enrichi son épistémologie de la géographie de lexpérience dautres écoles et traditions de la géographie, en citoyen du monde.
Cest toute cette culture mûrie et sans cesse mise à jour au contact des meilleurs auteurs, qui se retrouve convoquée au service de cette Brève histoire de l'urbanisme. Et comme Claval est pédagogue et possède lart de lexposition méthodique et progressive, il en résulte et cest un des intérêts de sa lecture quon dispose là dun livre composé de chapitres thématiques clairs et dun recueil de fiches de lectures qui serviront de bonnes introductions et feront gagner du temps aux étudiants et aux enseignants.
Dans Brève histoire de l'urbanisme, le géographe-historien (de lart, des idées, de la société, etc.) nous convie donc à un voyage rétrospectif dans lurbanisme et larchitecture des âges passés en Europe depuis la fin du Moyen âge. Partant dune expérience, celle de la laideur déprimante de la plupart des nouveaux aménagements urbains, de limpression de chaos oppressant que donnent les villes actuelles et de lincompréhension dun jeune géographe japonais devant cette sensibilité française, trop sentimentale à son goût, Claval prend conscience que cette différence culturelle tient probablement dexigences intellectuelles et esthétiques spécifiques à la culture occidentale. Sensibilité maintenue, au moins à létat de nostalgie ou de rêves secrets darchitectes et urbanistes, malgré des décennies de discours defficacité pragmatique et de pressions économiques qui, en notre âge marchand et techno-bureaucratique, défigurent nos paysages urbains. Doù le regard somme toute positif sur luvre dHaussmann et dautres gouvernements dautrefois qui eurent aussi la prétention de moderniser et adapter la ville aux exigences (techniques, économiques, etc.) des temps nouveaux, mais en gardant la volonté de ne pas en détruire lharmonie, en lui redonnant un nouveau plan densemble !
Claval pose alors la question des origines historiques et de la nature du projet européen dun équilibre de lurbanisme et de larchitecture et sinterroge sur les raisons de sa crise. La problématique qui parcourt le livre est la suivante : trouver dans la culture occidentale de la Renaissance au 20ème siècle, (époque du développement des villes dans léconomie, la société et la politique) les fondements dun urbanisme et dune architecture, visant à harmoniser les formes bâties, à créer une beauté, un embellissement de lespace public urbain, tout en améliorant le confort de la vie des hommes et lefficacité de leurs activités. On ne peut évidemment répondre quen suivant les manifestations de lespace urbain dans lhistoire de lOccident et en remontant à la matrice globale : la raison occidentale, avec sa dimension esthétique. A condition de lier les époques de notre architecture et de notre urbanisme aux avatars de cette raison. Car Claval le sait et le dit : il y a des formes et des âges de la raison et de la rationalité occidentales.
Au point de départ, le retour à lantique quest la Renaissance des arts et des lettres, avec sa focalisation sur la ville, rapportée à lidéal de la civitas et de lurbs, ou mieux, de la polis, sur les fondements grecs du platonisme. La société idéale rêvée par les intellectuels, lutopie des «humanistes», cest la ville avec son entour rural, protégé et dominé. Tandis que la «féodalité» et ses seigneuries commencent à décliner au profit dune économie urbaine, plus marchande et plus nationale, dun État royal plus administré et centralisé, sopère le progrès rapide du savoir et celui des mathématiques, surtout dune géométrie qui sent sa vocation à la projection dans lespace concret, empirique ; la peinture alors représente volontiers la ville ou son esquisse antiquisante, et recourt à la perspective. Une façon de préparer le dessin darchitecte et le plan durbanisme de la ville nouvelle! Mais larchitecture alors est surtout servante des palais princiers, tandis que les châteaux forts ruraux avec leurs lourdes défenses sont peu à peu abandonnés : trop obscurs et froids, ils laissent place à des demeures plus riantes et lumineuses, dailleurs inspirées du modèle méditerranéen de lItalie. Cette culture platonicienne partagée, légitimée par le savoir et la foi, fonde un consensus social sur ce quest la raison et sa projection esthétique autour de lidée de proportions parfaites, dune numérologie théologique et ontologique, qui présente dans la nature (héritière latine de la physis grecque) doit être exaltée dans les constructions humaines et symboliser ainsi la victoire de lordre et de la forme sur la matière et sa pente au chaos.
Cette conception de la beauté, «classique», se maintient au 17ème siècle, mais avec la redéfinition de la raison par la «révolution galiléenne-cartésienne» et surtout avec le progrès de lempirisme, elle connaît une mutation progressive au 18ème siècle ; qui va de pair avec la transformation socio-économique (Claval sabstient de position idéologique sur le fond «ontologique» du processus) : urbanisation et industrialisation accentuent la prédominance de la ville, même si la nature sauvage excite limagination et suscite tantôt le sublime de limmense, tantôt la nostalgie des paradis primitifs insulaires. Lidée du beau adapté à la ville moderne est celle dune raison plus constructrice et historique, moins contemplative et imitative dun prétendu ordre naturel éternel. Ou bien cet ordre naturel est celui de la bonté primitive dune société sauvage (paradigme de la société «rationnelle») et base des droits naturels de lHomme, bref : de son bien-être comme âme incarnée et sensible, cherchant son bonheur dans la satisfaction de ses tendances.
Ce retour fantasmé à la nature donne lieu à la grande époque des jardins et parcs paysagers à langlaise ; Claval aurait peut-être pu ajouter, avec Michel Delon, que lon se donne limpression de vivre une harmonie perdue par la «promenade», incongruité avant que Rousseau nen fasse, au-delà dun souci hygiénique et médical, la véritable mise en marche du Sujet moderne (corps stimulé à la méditation et âme sensible). Si l'État absolutiste continue un moment de projeter ses plans dordre hiérarchique, vertical, sur la société et donc sur la ville, plus de place est faite bientôt à lindividu et à la société pluraliste avec sa sociabilité bourgeoise du plaisir et du travail. Un compromis est cependant nécessaire entre individu et communauté (État), car il faut harmoniser les libertés, pour le bien de tous (le «bien commun» existe donc) : progrès de sécurité et dhygiène, de circulation, etc., conformes aux avancées scientifiques, techniques et économiques, apparaissent comme dutilité publique. Claval sattarde sur la figure de Jacques-Nicolas-Louis Durand, en qui il voit à la jointure des 18ème et 19ème siècles lauteur dun compromis entre esthétisme et fonctionnalisme, adapté aux attentes de la société.
Mais cet équilibre entre bientôt en crise. La seconde moitié du 19ème siècle, marquée par la rapide croissance puis lexplosion dues à lexode rural, par la montée des classes moyennes, de la consommation et de la tertiarisation, exige des progrès dorganisation dans tous les domaines : des transports en commun et de léclairage public au ramassage et traitement des ordures
Lanarchie capitaliste (le marché !) avec les excès de sa ségrégation socio-économique de lespace urbain menace la sécurité des élites et le système socio-économique même. Une rationalisation instrumentale simpose et elle ne peut être prise en main que par lacteur étatique, ne serait-ce que pour maintenir lordre, menacé par lémeute des classes laborieuses entassées dans les quartiers populaires insalubres voire les «bas-fonds». Haussmann avec ses violences est le dernier moment dune reprise en main densemble de la grande ville. Se développent désormais les métropoles géantes, avec problèmes structurels complexes. Pour les résoudre (et les engendrer !), les révolutions économiques, techniques et scientifiques offrent de matériaux nouveaux et des énergies nouvelles, tandis quun certain relativisme philosophique (la disparition de la transcendance, la «crise de la rationalité») prive la société de références partagées sur le plan esthétique : on oscille alors entre tendances passéistes historisantes ou folkloriques (du genre «néo»), conformes au nationalisme ou aux diverses nostalgies «identitaires», et dautre part tendances «modernistes», voire technicistes et fonctionnalistes ! Si nous avons appris, parfois très vite, à voir ces dernières comme une esthétique, leur refus de la décoration et leur caractère généralement répétitif (une combinaison restreinte dun nombre limité de modules) peuvent susciter lennui.
Pour Claval, ce qui domine au 20ème siècle, par-delà des phases néo-classiques, totalitaires ou non, dont il parle peu, cest laccord, démocratique, sur le confort, la rapidité, lefficacité de la ville et de lhabitat pour les classes moyennes ; tout est pensé par rapport à la consommation et au travail, sans souci suffisant de beauté et au risque dun anonymat gris, parsemé despaces verts anonymes et tristement vides. On a trop sacrifié la décoration et la dimension esthétique qui doivent être retrouvées, conditions de la dimension sociale de la ville. On pourrait ajouter : culturelle. Bref à une conception plus riche, morale de lhomme. Le problème est que le post-modernisme, avec son scepticisme relativiste (sa stérilité créatrice ?) nous a privé des grands discours de sens et donc dune esthétique commune ; il nest donc pas à la hauteur du défi dun rembellissement du monde urbain.
Claval rêve au fond de renouer avec le rêve européen qui consista à embellir la ville et le cadre de vie des hommes pour les rappeler à leur grandeur et aux valeurs dune raison humaniste. Même si la part de la vanité et des distinctions de classe ne doit pas être oubliée, il y a là un rappel utile à nos élites et pouvoirs publics. Y seront-ils sensibles ? On peut en douter. Alors que le débat des experts et des politiques sur le projet du Grand Paris se poursuit, et que «la crise» en met peut-être en question la faisabilité (à moins quelle nen souligne lurgence ?), il est temps pour les citoyens de se saisir de la question urbaine pour ne pas en être les variables dajustement
et léclairage de Paul Claval fournit un très bon commencement à cette prise de conscience.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 23/12/2014 ) Imprimer | | |
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