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Le silence dans tous ses états
Alain Corbin   Histoire du silence, de la Renaissance à nos jours
Flammarion - Champs 2018 /  8 € - 52.4 ffr. / 208 pages
ISBN : 978-2-08-140893-7
FORMAT : 11,0 cm × 18,0 cm

L’auteur du compte rendu : Monique Morgat-Bonnet est ingénieur honoraire au CNRS (Institut d’Histoire du droit). Elle a notamment publié Le Parlement de Paris. Histoire d’un grand corps de l’État monarchique (avec F. Hildesheimer, Champion, 2018).
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L’époque actuelle a peur du silence ; l’effroi qu’il suscite vient d’un sentiment de vide soudain de l’existence. Combler ce vide dont l’être humain a le plus souvent horreur, tel est le credo qui préside actuellement à l’accumulation de bruits de toute sorte et à un déluge de paroles qui évitent de faire repli sur soi, d’être confronté à l’intériorité, de penser et de réfléchir sereinement. Y a-t-il encore sur terre des espaces de silence vrai, des temps de silence au cours d’une vie ?

Ces espaces-temps où l’on pouvait écouter le silence existaient autrefois et sont l’objet de l’analyse d’Alain Corbin qui les inventorie depuis la Renaissance, à travers les œuvres et les témoignages des écrivains, penseurs, romanciers, philosophes, hommes de foi et aussi des artistes. L’auteur accumule les citations révélatrices d’où émerge l’émotion suscitée en eux par le silence, et cette célébration sensible permet de ressentir la perception que ces hommes du passé avaient de ce silence et de sa force. L’évocation du silence des XIXe et XXe siècles passe par des lieux tels que la maison et l’intimité de certains de ses espaces, illustrée par Julien Gracq, Vercors, Baudelaire, Rilke, Proust, Hugo et bien d’autres que l’on se délecte à lire ou relire. Georges Rodenbach célèbre le «discours silencieux des objets» et attribue des couleurs au silence (gris, blanc, noir), Max Picard évoque les animaux, «images du silence» que symbolise si bien le chat, ainsi que la cathédrale «réservoir de silence» célébré aussi par Huysmans. Ces écrivains seraient bien étonnés s’ils visitaient une cathédrale aujourd’hui et la découvraient envahie d’un vacarme touristique propre à décourager toute observation, méditation et, a fortiori, tout recueillement.

Pour les silences de la nature, l’historien convoque l’écrivain Henry David Thoreau, grand connaisseur et amoureux de la Nature dans laquelle il vivait en immersion à Walden, son coin de paradis. Le silence des bois lui semblait indispensable à l’approfondissement de la réflexion et du bonheur, silence d’ailleurs révélé par une foule de bruits ténus propres à la vie campagnarde. Dans le même ordre d’idées, évoquons aussi le bio-acousticien américain Gordon Hempton (auteur de One Square Inch of silence, éd. Simon et Schuster) qui enregistre depuis trente-cinq ans les paysages sonores de la planète. Il écrit : «Chaque espace a sa signature sonore, sa vibration unique». Si le silence est l’absence du bruit des hommes, dans la forêt, il est au contraire révélé par la présence de sons variés, tels les chants des oiseaux et le bruit du vent qui réalisent une symphonie des voix de la nature.

Toujours au moyen de citations d’auteurs, Alain Corbin analyse tour à tour les textures particulières du silence de la nuit, du désert, de la montagne (inlassablement évoqué au XIXe siècle), de la mer, des landes, des ruines, du cœur de la forêt où Victor Hugo apprécie le moment «où le silence dort sur le velours des mousses», et lors de ses promenades champêtres, le même Hugo qui écoute et questionne les arbres les dit «pleins de silence». Silences de la nature, qui contrastent avec le tapage des grandes villes d’Occident qui règne depuis le début du XIXe siècle, un monde de bruit, dont l’acuité persiste aujourd’hui, malgré quelques tentatives de règlementations suscitées par l’abaissement du seuil de tolérance au bruit ; déjà, dans les années 1787-89, Arthur Young dans ses Voyages en France se plaignait amèrement du vacarme et de la saleté des rues de Paris…

Les quêtes du silence effectuées aux XVIe et XVIIe siècles renvoient bien sûr à la tradition monastique et aux mystiques sensibles à cette «musique silencieuse» au cours de laquelle «Dieu instruit l’âme» (Jean de la Croix). Pour entendre intérieurement la voix d’un Dieu lui-même silencieux, Bossuet exhorte inlassablement à se taire car le désir de parler détourne de Dieu. Mais faire silence suppose apprentissages et disciplines car il est des individus qui tuent le silence autour d’eux selon Maeterlinck… Il faut donc apprendre le silence dans des lieux privilégiés comme l’école, où il est imposé dès l’aube des Temps modernes, à l’armée, l’église où il est toujours de rigueur aujourd’hui nous dit l’auteur, ce qui est de moins en moins vrai. Il suffit pour s’en convaincre de se rendre à la Sainte-Chapelle à Paris, somptueux reliquaire édifié sous le règne de saint Louis, et où sévit désormais un brouhaha continu et assourdissant. Pour tenter de lutter contre ce fléau, un gardien muni d’un micro scande à intervalles réguliers un message intimant « chuuut… silence…, silence… » ! Le silenciaire qui officiait à la cour de Byzance a repris du service à la Sainte-Chapelle ! Inutile de préciser que cette injonction est suivie de fort peu d’effet… Les règles du savoir-vivre qui étaient aussi celles du savoir faire silence semblent bien obsolètes.

L’auteur envisage aussi le silence comme parole non proférée, celle de Dieu par exemple, et les liens entre parole et silence dans la musique, l’écriture, le cinéma (cet art de l’image qui a son langage capable de se passer de paroles comme en témoigne entre autres le film de Safi Nebbou Dans les forêts de Sibérie), la peinture. L’image est silence qui parle (Max Picard), la peinture est poésie muette (Lessing), les tableaux des peintres hollandais sont des sources de silence (Claudel). Marc Fumaroli, spécialiste de l’histoire du Grand Siècle, a fait l’analyse de cette école de silence que constitue la peinture de ce temps, ainsi celle de Nicolas Poussin, qui lui fait dire que «les arts de l’image silencieuse parlent». Alain Corbin choisit quelques tableaux pour illustrer une «gamme de silences peints» dont on retiendra seulement le nom d’Edward Hopper aux toiles imprégnées à la fois de silence, celui des rues et des routes désertes, des intérieurs, et aussi de la solitude des êtres, le tout décliné dans une palette de verts froids et mats (pour lui : «si on pouvait le dire avec des mots, on n’aurait plus de raison de peindre»). Alain Corbin enchaîne avec les tactiques sociales du silence, qui furent détaillées par de grands textes traitant de l’art de se taire et de la discrétion du XVIe au XVIIIe siècle, dont le but était de former l’honnête homme à la française. En 1771 paraît L’Art de se taire de l’abbé Dinouart traité détaillant onze sortes de silence… Mais c’était «avant» ; de nos jours le taiseux ou silencieux est bien plutôt regardé avec étonnement, voire suspicion.

Des citations de Rodenbach et Maeterlinck nous entraînent dans les silences de l’amour dont la profondeur se traduit aussi dans les silences vécus ensemble, alors que la parole s’est tue. Se taire ensemble traduit aussi l’attachement d’amis qui se connaissent bien. Mais le silence qui s’installe sournoisement dans le couple est destructeur et peut conduire à la haine selon un cheminement analysé entre autres par François Chauvaud. Un silence haineux qui finit parfois par cimenter le couple mieux que ne le ferait l’amour. Le film de Pierre Granier-Defferre, Le Chat, est éloquent à cet égard ; on ajoutera que La Poison de Sacha Guitry en serait une autre illustration.

Alain Corbin conclut sur le tragique du silence, principalement illustré par le silence de Dieu, première forme d’angoisse suscitée par le silence au cours de l’histoire en Occident. Ce silence de la transcendance et de l’inconnaissable est perçu comme tragique par certains et la prière de Jésus restée sans réponse suscite la révolte et l’interrogation des plus grands saints. À ce silence Vigny oppose sa colère et son dédain, quand Hugo le dénonce, alors que beaucoup, au XIXe siècle notamment, l’interprètent comme une preuve de l’inexistence de Dieu. La montée de l’incroyance au XXe siècle estompera dans la littérature ce lien avec la religion. Enfin, la peur du silence est aussi celle de l’approche de la mort, et de celui qui règnera quand la Terre sera morte, évoqué en des termes saisissants et prophétiques par Leconte de Lisle. Ce qui vient nous rappeler que les bruits, ce sont malgré tout ceux de la vie et qu’à cet égard ils sont précieux eux aussi.

Ce bref survol ne peut évoquer qu’imparfaitement la richesse de cet ouvrage, de ses citations foisonnantes ravivant les souvenirs de lecture, de l’érudition de son auteur et de ses réflexions qui incitent à s'interroger sur la perte sans doute irrémédiable d’un bien, dont la valeur est rarement reconnue, sauf à donner au silence une valeur marchande. La vie sociale actuelle, saturée de sons, est bien plutôt hantée par l’hyper communication et la connexion généralisée que par la vie intérieure. Il y a vingt ans déjà que David Le Breton (anthropologue et professeur à l’université de Strasbourg, auteur de Du silence, éd. Métaillé, 1997, réédité en 2015, et de Le Silence et la parole contre les excès de communication, avec Philippe Breton, éd. Erès Arcanes, 2009) écrivait que le silence est la dernière frontière que nous cherchons à repousser toujours plus loin jusqu’à vouloir l’abolir un jour. Cette crainte est confirmée par les observations de Gordon Hempton qui estime que la planète ne recèle plus à l’heure actuelle qu’une cinquantaine d’espaces à l’abri total du bruit des hommes. Et il se bat pour leur préservation. Quant à l’ornithologue Grégoire Loïs qui considère que le chant des oiseaux fait partie intégrante du silence de la nature, il s’alarme de leur raréfaction actuelle (voir le programme Vigie Nature du Museum national d’histoire naturelle dont il est partie-prenante), car sans eux cet espace deviendra un silence désolant et angoissant, synonyme de vide et de destruction de la Nature.


Monique Morgat-Bonnet
( Mis en ligne le 28/10/2019 )
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