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Histoire d’une discipline | | | Carles-Ulises Moulines La Philosophie des sciences - L'invention d'une discipline (fin XIXe-début XXIe siècle) Editions de la Rue d'Ulm 2006 / 13 € - 85.15 ffr. / 171 pages ISBN : 2-7288-0357-9 FORMAT : 14,5cm x 21,0
L'auteur du compte rendu: Chercheur au CNRS (Centre d'analyses et de mathématiques sociales - EHESS), Michel Bourdeau a publié divers ouvrages de philosophie de la logique (Pensée symbolique et intuition, PUF;
Locus logicus, L'Harmattan) et réédité les conclusions générales du Cours de philosophie positive (Pocket) ainsi que l'Auguste Comte et le positivisime de Stuart Mill (L'Harmattan). Imprimer
Platon a voué la philosophie à létude de deux objets : la science et la politique. Jusquà laube du XIXe siècle, il est peu de grand philosophe qui ne nous ait donné à la fois une théorie de la science et une politique, une philosophie naturelle et une philosophie morale. Mais le monde intellectuel na pas échappé à la loi de la spécialisation. Après les scientifiques, ce sont les philosophes qui ont été touchés par la division du travail et, le développement des universités aidant, des chaires de philosophie des sciences ont été créées vers la fin du XIXe siècle, consacrant lexistence dune discipline qui, si elle na jamais connu les faveurs du grand public, en est venue à occuper une place non négligeable, et parfois même prépondérante, dans les départements de philosophie.
Pour qui voudrait prendre un premier contact avec ce domaine daccès réputé difficile, louvrage du Professeur Moulines, qui est Directeur de lInstitut de logique et de philosophie des sciences de luniversité de Munich, est particulièrement bienvenu. Lauteur y reprend une série de conférences données en 2003 à lEcole Normale Supérieure, où il occupait alors la chaire de recherches internationale Blaise Pascal.
Comme lindique le sous-titre, lapproche choisie est historique. Le lecteur est invité à parcourir les cinq phases que lauteur propose de distinguer dans le développement de la discipline. La première, qui commence autour de 1890 pour sachever en 1918, se passe à Vienne et à Paris. Nous sommes habitués depuis quelque temps à distinguer, aux côtés dune philosophie proprement allemande (on serait tenté de dire : prussienne), une philosophie autrichienne, caractérisée par un refus de lidéalisme et un «positivisme» auquel est associé le nom du physicien Ernst Mach. Il y a quelques raisons de voir, dans la création pour ce dernier dune chaire d«histoire et de théorie des sciences inductives», lacte de naissance de la philosophie des sciences comme discipline autonome. A la même époque, ou à peu près, deux savants français, Henri Poincaré et Pierre Duhem, développaient des thèses, conventionnalistes et holistes, appelées à connaître un succès considérable. Suit, jusquen 1935, une période déclosion (il serait peut-être plus juste de dire : de floraison), marquée par limpact de la nouvelle logique créée un peu plus tôt, comme le soulignent les noms, empirisme logique, positivisme logique, souvent donnés à lécole alors dominante.
Située à cheval autour du demi-siècle, la troisième période est aussi la plus longue. Exilés pour la plupart aux USA, les membres du Cercle de Vienne renoncent à deux de leurs thèses centrales, le réductionnisme et le vérificationnisme, et donnent alors à la philosophie des sciences sa forme classique. La réaction historiciste qui sensuit commence avec la publication de ce best-seller que fut La Structure des théories scientifiques, de Thomas Kuhn (1962). Mais lépoque de lincommensurabilité des théories, de lanarchisme épistémologique de Paul Feyerabend ou de lEcole dEdimbourg peut être considérée comme une parenthèse et elle nest pas encore achevée que commence déjà, autour de 1970, la phase dans laquelle nous nous trouvons encore. Cette dernière période prolonge la troisième comme celle-ci avait prolongé celle qui la précédait. Si la méthode syntactique est rejetée, ce nest pas, comme pour les historicistes, que lhistoire des idées ne se laisse pas analyser formellement, mais au contraire parce que la logique du premier ordre est un outil trop grossier et quon lui préférera dautres, plus fins, comme la théorie des ensembles ou la topologie. Faute du recul nécessaire, ces trente dernières années nous apparaissent les plus éclatées et, pour y dégager un caractère commun, lauteur propose de parler dapproches «modélistiques».
Louvrage se signale tout dabord par son exhaustivité. En moins de deux cent pages, lauteur réussit le tour de force de donner un tableau à la fois clair, suggestif et complet dun siècle dhistoire bien rempli. Au premier rang figurent bien sûr ceux dont tout philosophe se doit de connaître les noms, comme Carnap, Quine, Popper ou Kuhn. Mais dautres, dont les noms ne sont guère sortis du cercle des philosophes des sciences professionnels (Neurath, Reichenbach, Laudan, van Fraassen, etc
) sont également là ; leur contribution est chaque fois bien mise en valeur et, par exemple, les quelques pages consacrées à la méthode de Ramsey seront utiles à plus dun. Enfin, place est également faite à des philosophes ou à des écoles inconnues souvent même des spécialistes. Cest le cas en particulier de lécole dErlangen, regroupée autour de Paul Lorenzen et qui, autour des années 60, a poursuivi le programme dune réduction opérationnelle des concepts théoriques. Cest le cas encore de lécole malencontreusement appelée structuraliste, à laquelle appartient lauteur, et dont il est permis de penser que les travaux nont pas trouvé laccueil quils méritaient. Louvrage ne vaut dailleurs pas que par son information historique et, sur la plupart des questions centrales de la philosophie des sciences (statut des concepts théoriques, notions de loi, dexplication, etc.), le lecteur trouvera des mises au point presque toujours éclairantes.
Même sur certaines questions à première vue problématiques, il faut, à la réflexion, donner raison à lauteur. Ainsi, pourquoi terminer la seconde période en 1935 ? De quel droit, si lon préfère, séparer Carnap davec lui-même ? Si coupure il y a, elle serait tout au plus géographique, matérialisée par les milliers de kilomètres qui séparent le Nouveau Monde de lAncien, et lon a récemment entrepris de montrer comment, suite à cet exil, la guerre froide avait transformé la philosophie des sciences (Cf. Georges Reisch, How the Cold War Transformed Philosophy of Science, Cambridge UP, 2005). Un tel point de vue socio-historique, pour séduisant quil soit, nen est pas moins conceptuellement un peu court et lauteur donne des arguments beaucoup plus forts en faveur de son choix puisquen 1935 les positivistes logiques ont dû renoncer aux deux piliers sur lesquels ils avaient assis jusque là leur reconstruction des sciences : le réductionnisme, pour les concepts, et le vérificationnisme, pour les propositions. La leçon est dimportance car elle permet darbitrer le conflit qui oppose, pour employer le jargon des philosophes, les internalistes et les externalistes. Comme le soutiennent les premiers, il nest pas possible de faire léconomie dune analyse conceptuelle et une compréhension adéquate demande que soit également pris en compte le contenu propre des débats. On pourrait encore sétonner de la quasi absence des sciences formelles (mathématiques et logique) ; mais là encore, le choix de lauteur résulte dune juste appréciation de la situation : dans nos sociétés, les sciences, ce sont avant tout les sciences expérimentales, physique, chimie, biologie, et il est donc normal que la philosophie des sciences, ce soit, par excellence, la philosophie des sciences expérimentales.
Publié chez un éditeur universitaire, louvrage risque fort de passer inaperçu et ce serait bien dommage. Il est, semble-t-il, sans équivalent dans la littérature actuelle et lon ne peut quen recommander vivement la lecture, au philosophe chevronné comme au débutant.
Michel Bourdeau ( Mis en ligne le 03/02/2006 ) Imprimer
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