|
Histoire & Sciences sociales -> Histoire Générale |
| Benjamin A. Rifkin Michael J. Ackerman Judith Folkenberg L'Anatomie humaine - Cinq siècles de sciences et d'art La Martinière 2006 / 30 € - 196.5 ffr. / 343 pages ISBN : 2-7324-3419-1 FORMAT : 16,0cm x 24,0cm
Traduction d'Ariel Marinie. Imprimer
LAnatomie humaine (cinq siècles de sciences et dart) est le fruit de la collaboration dun historien et marchand dart, Benjamin A. Rifkin, dun ingénieur en biométrie, Michael J. Ackerman, et dune journaliste, Judith Folkenberg. Le premier commence par lhistoire des anatomies illustrées, depuis «laube de la Renaissance italienne» jusquau «divorce entre lart et la science (
) consommé en 1858, lorsque Henry Gray et son illustrateur H. V. Carter produisirent leur Anatomy Descriptive and Surgical» (p.67). La journaliste sest chargée des pages biographiques concernant des auteurs importants, de Vésale à Braune, et accompagnant les nombreuses planches extraites de leurs ouvrages. Enfin, Michael J. Ackerman, consacre une dizaine de pages à «Lanatomie à lère du numérique», en expliquant dabord lutilisation des premières photographies, puis lapparition des rayons X, du scanner et du procédé de lIRM ; il termine en présentant le «Visible Human Project», dont il a été le premier à développer le concept. De nouvelles planches accompagnent ce texte (ce qui fait que le livre compte en tout plus de 300 illustrations), extraites du New Atlas of Human Anatomy (2000) élaboré par un groupe de scientifiques et dillustrateurs anatomiques de lUniversité dEtat du Colorado à partir dimages en 3D : elles ne sont pas moins spectaculaires et étranges que les squelettes mélancoliques de Vésale !
Lensemble de ce dispositif qui conjugue donc des analyses historiques, artistiques, techniques, avec des images nombreuses et variées, «sadresse aussi bien aux artistes et aux amateurs dart quaux passionnés de médecine et dhistoire scientifique», pour reprendre la quatrième de couverture. On regrettera seulement que le format du livre ne permette pas assez de mettre en valeur des illustrations de bonne qualité. Mais léditeur renvoie honnêtement dans ses «crédits et remerciements» aux sites Internet de la National Library of Medecine, Bethesda, Maryland et de la Thomas Fisher Rare Book Library, de lUniversité de Toronto, les deux bibliothèques doù proviennent la majorité des planches de louvrage : ces deux sites permettent en effet de revoir certaines images de ce dernier (et dautres qui ny sont pas, comme «une figure du Zodiac représentant les signes planétaires apposés aux organes quils étaient censés influencer», évoquée par Rifkin, p.10), lun présentant lavantage de fournir les dimensions de ces images, lautre daccéder au fameux Visible Human Project
Il leur manquera néanmoins le texte et les commentaires de certaines planches de Benjamin A. Rifkin !
Car ce texte dune soixantaine de pages, sil ne peut être exhaustif sur «Lart de lanatomie» de cinq siècles, prend néanmoins le temps déclairer aussi bien les circonstances concrètes de lélaboration des anatomies illustrées que les partis pris idéologiques, les choix esthétiques et techniques ayant déterminé cette élaboration. On apprend ainsi que la publication en 1543 du fameux De Humani corporis fabrica de Vésale éclipsa le De dissectione partium corporis humani de Charles Estienne, pourtant commencé dès les années trente et avec la collaboration de Vésale lui-même : une dispute de lauteur avec son illustrateur provoqua un tel retard que louvrage parut deux ans après celui de Vésale
Cest à propos de cet ouvrage que Rifkin dévoile une filiation des représentations pornographiques aux représentations anatomiques, en expliquant que des nus ayant «partagé les Amours des dieux dans une série de gravures de Jacopo Caraglio conçues pour remplacer I modi (Les Postures), seize célèbres gravures de Marc-Antoine Raimondi qui conduisirent leur auteur en prison et furent interdites», deviennent simplement érotiques dans une nouvelle série, «avant quune éviscération médicale nanéantisse tout attrait sexuel» (p.20) !
Pour ce qui est des choix esthétiques, Rifkin fait remarquer que «le foie de la Renaissance, avec ses lobes périphériques, nest pas le foie bulbeux du baroque non plus que le foie allongée de lépoque néo-classique» (p.8), ou bien il loue Léonard de Vinci pour sa réponse artistique («de simples contours complétés par des hachures mécaniques») à la nécessité de lutter de vitesse avec la décomposition des cadavres. Et de revenir plus loin sur cette macabre réalité des dissections et donc des illustrations anatomiques, en racontant qu«un jour, un sujet étudié ayant rendu latmosphère dune classe irrespirable, Vésale dut interrompre le cours en promettant de reprendre le lendemain avec le cadavre frais dun homme de la rue promis à la pendaison» (p.22) ! Rifkin aime visiblement raconter : «Tout commença par le fantôme dun auteur décédé quelques années auparavant» (p.11), écrit-il en abordant louvrage précurseur des anatomies illustrées, le Fasciculus medicinae (1492). Puis viendront le Commentaria super anatomia Mundini (1522) de Bérenger de Carpi, dont les figures exhibent elles-mêmes leurs organes vitaux avec «une étrange fierté (qui) reflète peut-être le potentiel rédempteur de la dissection, acceptée par lEglise de la Renaissance comme transposition du sacrifice expiatoire» (p.14), La Fabrique du corps humain de Vésale, dont les squelettes ne sont pas des ambassadeurs de la mort comme dans les Danses macabres médiévales, mais «des victimes, hélas encore douées de sensations, dun monde posthume difficile» (p.16), ou encore létrange entreprise de lespagnol, Valverde, qui dans son Anatomia del corpo humano (1560), répand dune certaine manière les idées (et les planches copiées et réduites) de Vésale, alors quil reproche à ce dernier son «anti-galiénisme» et donc sa quasi hérésie. Mais le fameux Torse du Belvédère, «découvert au début du XVe siècle et qui servit de modèle protéiforme pour lart de la Renaissance» ainsi que pour La Fabrique du corps humain, ne saurait, avec sa torsion quelque peu lascive, figurer dans louvrage dun partisan de la Contre-réforme qui la fera donc remplacer par «un justaucorps de cuir rigide porté comme armure» : «Représentée comme un costume vide sur un portemanteau, chaque cuirasse sornait dun panneau de devant montrant le système digestif, association qui assimile peut-être la santé et lesprit à la foi qui protège lâme dans (une) métaphore de Paul» (p.28)
Ces commentaires passionnants montrent à chaque fois combien les anatomies illustrées «reflètent lévolution des idées sur la mort, la médecine et lau-delà à laube de la culture moderne» (p.10), puis au XVIIe siècle (à la fin duquel «lensemble des idées, des attitudes et des sensibilités qui allait définir le mouvement romantique un siècle plus tard étaient en fait déjà à luvre», p.39), au XVIIIe siècle (lextraordinaire collection Ruysch !) et enfin au XIXe siècle qui insista dabord sur lunion de la science et des arts se devant dêtre également fidèles à la Nature, puis affirma leur séparation, chacun ayant des buts différents. Si «lexactitude scientifique exige une plus grande précision dans le rendu et le sacrifice de certaines valeurs artistiques telles que la composition et les proportions ; de la clarté et non de lexpressivité ; et une concentration sur les parties qui intéressent létudiant, sans aucun élément susceptible de le distraire» (Ackerman, p.319), on se gardera néanmoins de penser que cette exactitude, développée déjà par Henry Gray au XIXe siècle et perfectionnée grâce à lapport des machines au XXe siècle, débouche sur une véritable transparence du corps humain.
«Limagerie médicale manifeste lambivalence de limage, à la fois double du réel et fondamental leurre, porteur dinformation et déquivoque entre lobjet donné et construit» (Anne-Marie Moulin, «Le corps face à la médecine», p.62, in Histoire du corps, tome 3). Le concept d«homme visible» correspond non seulement à une certaine désincarnation, puisquil dispense dune confrontation directe à la chair et au sang, mais en outre il demeure une reconstruction, puisque reposant sur des images numériques organisées par du matériel informatique de modélisation 3D. Michael J. Ackerman conclut avec sagesse : «Lors de la création du Visible Human Project, certaines personnes ont prédit que lutilisation de limagerie informatique éliminerait lintervention des artistes dans le domaine de lanatomie. Mais, comme par le passé, les étudiants et les professeurs danatomie se sont vite rendu compte que les images résultant dune masse de données du monde réel était trop complexes et détaillées pour la plupart des utilisations. (
) ce sont encore (les) rendus et (les) interprétations (des artistes du XXIe siècle) qui aident à rendre lanatomie humaine intelligible.» (p.328)
Alain Romestaing ( Mis en ligne le 19/07/2006 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Le Dictionnaire du corps de Bernard Andrieu , Collectif | | |
|
|
|
|