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Alexandre le bienheureux ? | | | Marie-Pierre Rey Alexandre Ier Flammarion - Les grandes biographies 2009 / 27 € - 176.85 ffr. / 592 pages ISBN : 978-2-08-210107-3 FORMAT : 15cm x 24cm
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences en histoire contemporaine à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
Qui a dit que Clio était une muse inconstante ? La fortune historique dAlexandre Ier nallait pourtant pas de soi : coincé entre une grand-mère envahissante, véritable pygmalion, et un ennemi dont lhybris fait de lombre à lEurope entière, le tsar Alexandre Ier semblait voué à nêtre quun second couteau du premier dix-neuvième siècle. Toutefois, il apparaît finalement comme celui qui, avec Wellington, peut revendiquer la victoire sur Napoléon et surtout, il est le souverain qui donne le ton de la Restauration en Europe, celui qui, quoique snobé par Louis XVIII, entend venger lancien régime et restaurer Dieu dans ses États
avant de se réconcilier personnellement avec lui. Un personnage autant quune personnalité, et à en juger par la belle biographie quen livre Marie-Pierre Rey, professeur à luniversité de Paris I Sorbonne et grande spécialiste du monde russe, un sujet historique qui recélait encore dimportantes parts dombre, et sur lequel plane toujours un mystère. Largument idéal dune belle biographie.
Lhistoire dAlexandre Ier commence comme un mauvais drame historique (genre Sissi impératrice
) : sa grand-mère, la tsarine Catherine la Grande, fastueuse «Sémiramis du Nord» (dixit Diderot), larrache à ses parents et léduque seule pour en faire un successeur selon son cur. Partagé entre lamour envahissant de cette grand-mère ambitieuse (qui veut, dans la foulée, installer son autre petit-fils, Constantin, sur le trône de Constantinople
) et celui, clandestin, de ses parents, Alexandre Ier vit une jeunesse étrange, aliénante. Voyage dans les pratiques pédagogiques de la haute aristocratie.
Marqué par une enfance tout autant difficile (dans un autre genre), son père, Paul Ier, fait un tsar peu apprécié, bientôt victime dun coup dEtat qui, en 1801, place Alexandre Ier, encore bien jeune et inexpérimenté, sur le trône. Débute alors le règne de celui qui pourrait être surnommé, tel un Louis XV débutant, «le bien aimé» : gracieux et gentiment réformateur (son précepteur, Laharpe, un Suisse éclairé, la bien formé, et il est épaulé par un «comité intime», G8 avant la lettre), Alexandre sait se concilier la noblesse (en levant les restrictions qui pesaient sur le statut des nobles), crée un gouvernement moderne (avec des ministères sur un modèle administratif français), réorganise le système scolaire et universitaire, rêve même dune extinction du servage
Un souverain réformateur qui, bien plus que sa grand-mère, pourrait se penser en «despote éclairé» et même voltairien.
Car despote, il lest également : la direction de la politique extérieure alterne la main tendue (sans chaleur) à la France impériale, et les projets plus impérialistes vers le Caucase et ses richesses. Toutefois, lactualité européenne sera déterminante dans le destin du jeune empereur, qui, à 27 ans, sengage dans une décennie de combats et dalliances, avec puis contre Napoléon. Alexandre Ier entre dans lHistoire, tout dabord comme le vainqueur de Napoléon
La campagne de Russie et lincendie de Moscou sont de belles pages littéraires, mais il sagit surtout dune histoire âpre et de décisions politiques extrêmement difficiles à prendre, dans un contexte diplomatique et militaire tendu. Préparé par son père à être un roi soldat, Alexandre Ier sut utiliser son empire pour égarer laigle impérial et laffaiblir. Le général hiver fit dès ce moment son entrée dans larmée russe. La gloire dAlexandre ne réside toutefois pas dans cet épisode militaire, ni même dans la victoire finale, la tournée européenne de ce «tsar libérateur», mais bien plus dans la réorganisation sur le mode dune restauration conservatrice de lEurope post-napoléonienne. Alexandre Ier est lâme du congrès de Vienne de 1815 : seul souverain de marque (hormis son hôte, lempereur dAutriche) à avoir fait le déplacement, il impose aux Européens un ordre, symbolisé par la Sainte Alliance, selon des principes et des conceptions bien mises en relief dans cette biographie qui sait croiser lindividuel (et même lintime) et le collectif. Car plus quun projet, la Sainte Alliance est quasiment une vision
La guerre contre Napoléon fut également le chemin de Damas du jeune empereur : influencé par un entourage de mystiques, lancien maçon réinterprète la politique à la lumière dune foi renouvelée, exacerbée, pour une conception très personnelle, que réalise - devrait réaliser - la Sainte Alliance. Empereur «reborn» (au sens évangélique du terme), Alexandre Ier tempère peu à peu ses projets de réforme : il enterre notamment un projet constitutionnel novateur (exhumé en 1831) et demeure, sur la question du servage, plus scrupuleux que volontaire
velléitaire en somme. Par contre, et cest inédit, Alexandre Ier aurait caressé le projet de mettre fin au schisme entre catholiques et orthodoxes, et aurait même poussé quelque discussion dans ce sens auprès du Saint-Siège. Entre catharsis personnelle et projet mystique, cette ambition mérite que lon sy arrête. Elle entrouvre également une part de la psyché de lempereur, et sollicite limagination. «Et si
» ? Mystère également que la fin de lempereur, à Taganrog, loin de la cour et du monde, avec, comme une tentation de Venise sur le mode ascétique, le mythe de Fiodor Kouzmitch, saint homme qui traversait la Russie de 1834 et dans lequel on crut voir un Alexandre Ier qui aurait fait le choix de lanonymat et de lérémitisme. La disparition «romantique» de lempereur alimente le mythe. Lhistorien ne peut que se laisser bercer par les hypothèses.
Voilà une biographie de facture classique, qui, discrètement, renouvelle la connaissance dAlexandre Ier et lui redonne vie, ainsi quà son temps. Dotée dun beau cahier dillustrations (manière de constater de visu le port altier du héros de la Grande Catherine), dun appareil de notes ample, dune chronologie, dune bibliographie, cette biographie est déjà un instrument utile pour les historiens et les passionnés de la période. Notamment, les amateurs nombreux - du Ier Empire, y trouveront un regard autre sur la période et son enfant terrible. Plus largement, les amateurs dhistoire, curieux dun personnage plus complexe que le simple empereur réactionnaire et bigot dessiné par lhistoriographie républicaine, se plongeront avec plaisir dans un texte bien écrit, érudit et fluide en même temps, qui fait la part belle aux citations. Une biographie de référence, et surtout une lecture captivante, qui ne ménage ni le plaisir, ni la réflexion.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 14/04/2009 ) Imprimer
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