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''Saint'' Robert d’Arbrissel | | | Jacqueline Martin-Bagnaudez Petite vie de Robert d'Arbrissel Desclée de Brouwer 2008 / 13 € - 85.15 ffr. / 149 pages ISBN : 978-2-220-06034-7 FORMAT : 10,5cm x 17cm
Jacqueline Martin-Bagnaudez collabore à Parutions.com
L'auteur du compte rendu : Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, Agrégé d'histoire, Docteur ès lettres, sciences humaines et sociales, Nicolas Plagne est l'auteur d'une thèse sur les origines de l'Etat dans la mémoire collective russe. Il enseigne dans un lycée des environs de Rouen. Imprimer
Le nom de Robert dArbrissel (1045-1116) est associé à labbaye de Fontevraud et au mouvement de la réforme grégorienne : Fontevraud parce quil en créa et dirigea, à sa manière, labbaye ainsi que lordre dont elle est la maison-mère ; la réforme grégorienne, parce que sa vie dermite et de prédicateur inspiré, apôtre de la pauvreté évangélique et de la pureté, sinscrit dans cette re-fondation du christianisme occidental dans la seconde moitié du XIe et au début du XIIe siècle sous légide de papes ambitieux et exigeants dont le plus célèbre fut Grégoire VII.
Étrange inscription cependant, car, prédicateur le plus célèbre de son temps, admiré de foules de disciples enthousiasmés par son charisme, investi de la mission de semer la parole de Dieu par un pape, traité comme un pair par plus dun évêque, fondateur dune abbaye royale et dun ordre qui attirera les filles de la noblesse, Robert dArbrissel na jamais été reconnu comme un saint par lEglise et la vie de celui qui na jamais été nommé «de Fontevraud» semble avoir été largement ou complètement oubliée, jusquà sa redécouverte par Michelet, républicain mystique de la Nation, passionné par les marges du Moyen âge (femmes, sorcières, saints) et les personnalités dexception. Aujourdhui, son nom ne se rencontre guère que dans les guides touristiques de louest de la France aux pages concernant Fontevraud et ses filles et dans quelques livres spécialisés, ce qui fait dire à lauteur quon na jamais autant parlé de lhomme quen ces dernières décennies ! Reste encore à le faire découvrir au grand public.
Homme dexception, Robert lest par sa façon dêtre bien entendu un homme de son temps. Prêtre typique de la Bretagne et de lOccident latin du XIe siècle, fils de prêtre, marié lui-même, il succède à son père dans la modeste cure dArbrissel relevant du diocèse de Rennes. Il ne sy fait remarquer en rien : il connaît un peu de latin et remplit les devoirs de son ordre, comme on a coutume de le faire depuis des siècles. Que son évêque soit un aristocrate qui a acheté sa charge ne le choque guère : cest dans lordre des choses de la société féodale, qui sest mise en place depuis la fin des Carolingiens. Pourtant, depuis le milieu du siècle, se succèdent à Rome des papes réformateurs qui, appuyés sur une lecture plus exigeante de lEcriture et par les Bénédictins réformés de Cluny, fustigent «nicolaïsme» (concubinage et mariage des prêtres) et «simonie» (vente des bénéfices ecclésiastiques, évêchés compris, à de riches incompétents, parfois indignes)
La papauté en profite pour rappeler sa mission dirigeante à lEglise et aux évêques ; elle sérige en défenseur du dogme face aux «hérésies» : rompant au même moment avec lorthodoxie (en 1054), le «catholicisme» commence à se constituer comme tel dans lEglise latine.
La destitution provisoire de son évêque constitue un électrochoc pour Robert, cest loccasion dune «conversion» : culpabilisé par ce quil reconnaît comme ses péchés et ceux de sa famille, il embrasse la cause de la réforme de lEglise et comme Grégoire VII prétend que le magistère inspire les normes dune vie purifiée non seulement à un clergé mais à toute la société. Il y travaille dabord au côté de son évêque rétabli, puis seul, inspiré par sa foi, la connaissance approfondie des Écritures et de bonnes études théologiques ; il se fait ermite au «désert», dans la forêt de Craon, et devient bientôt par lexemple de sa vie dascèse un maître spirituel qui attire des disciples.
Un maître cependant dorthodoxie douteuse et de vie inquiétante, pour bien des clercs : la radicalité apparente de ses propos sur la pauvreté, sa relation ambiguë avec les femmes, labsence de règle et de discipline définie, suscitent de vives critiques : cet homme des bois, hirsute, nest-il pas une sorte danarchiste dangereux, ennemi de lordre social naturel, inégalitaire, qui confond royaume des Cieux et bas monde et rejette hiérarchies temporelle et spirituelle ? Lami des femmes, généreux envers les prostituées, ne joue-t-il pas avec le feu des passions lubriques (sinon les siennes, celles de ses disciples, livrés à des tentations permanentes) ? Lermite devenu sans investiture de lEglise un maître pour de nombreux disciples, lascète qui punit sa chair trop visiblement, nest-il pas un orgueilleux ? De passage en France, le pape le convoque pour lentendre prêcher. Rassuré, Urbain II tente cependant de cadrer le charisme utile de Robert : ce prédicateur itinérant devra organiser la communauté de ses disciples de façon convenable, mais pourra semer la bonne parole. Contrairement à un autre prédicateur charismatique du temps, Pierre lErmite, Robert dArbrissel ne prêchera pas la croisade ; appelé à raisonner les «hérétiques» pour sa foi communicative, il nest pas connu pour sa passion de lorthodoxie ni un zèle proto-inquisitorial.
Comme plus tard François dAssise, Robert est un genre de fol en Christ dégoûté par lordre social (ici féodal, là proto-capitaliste) et le clergé de son temps ; lEglise entend canaliser et récupérer son ardeur pour refonder le monachisme. DArbrissel est un de ces souffles vivants par où linstitution - menacée de sclérose conservatrice cléricale ou de corruption avec les puissants depuis lalliance du trône et de lautel (son pacte avec Constantin) - tente de se régénérer tout en se relégitimant aux yeux du peuple chrétien. Rappelé à lordre et mis en garde contre lhérésie, le prophète apporte en échange son prestige à lEglise dont il devient une émanation autorisée ; il témoigne alors du sérieux existentiel et de la vérité de la foi aux yeux des pécheurs, ce qui est bien utile pour défendre les droits de lEglise face aux empiètements du monde féodal. Méprisant la logique féodale et les menaces des barons, dArbrissel gagne ses galons auprès des abbés et évêques chargés de lexaminer en tenant tête au duc dAquitaine lors dun concile qui renouvelle lexcommunication du roi Philippe Ier de France. Comme laffaire porte sur un cas dadultère, le courage et la résolution de Robert en faveur de lapplication intransigeante des normes sexuelles de lEglise impressionnent favorablement des prélats qui devaient juger de linquiétante compréhension de Robert envers les femmes pécheresses
Car cest une dimension que lauteur rappelle : Robert a une vision à contre-courant dune certaine misogynie de lEglise. Faible desprit, influençable, la femme est facilement pécheresse et donc un agent de Satan. Le monde est tombé dans sa condition déchue par la faute dAdam et Eve, mais cette dernière en porte la responsabilité principale, selon une société laïque et cléricale dominée par des mâles. Convertissant un lupanar de Rouen, Robert, avec un sens aigu de sa propre indignité et de ses tentations, défie les convenances au nom du Christ sauvant Marie Madeleine ; il semble même montrer une prédilection pour les putains et les pauvresses, au grand émoi des filles de la noblesse, qui sen plaignent à leurs parents et à la hiérarchie. La fondation de Fontevraud porte la marque de cette réhabilitation du sexe féminin. La femme est rachetée en son corps même par la communion. DArbrissel apparaît comme un promoteur de la cause des femmes dans le christianisme médiéval. Linstitutionnalisation et une banale règle apporteront durée à loriginalité dun ordre mixte dirigé par une abbesse.
Mais contrairement à Saint François dAssise, Robert ne sera jamais béatifié ni canonisé, malgré les demandes de certaines abbesses. Paradoxalement pour avoir été trop bien protégé par ses fidèles : la fin du livre revient sur la bataille épique qui dès sa mort et malgré ses dernières volontés exprimées se livre pour sa dépouille ; un événement à replacer dans le contexte de la foi, lucrative, aux reliques. A trop vouloir exalter son corps au-dessus du commun des fidèles, Fontevraud privera Robert de la possibilité des miracles nécessaires à la canonisation. Paradoxalement aussi, linstitution monastique niera par une piété excessive lidée centrale de son fondateur : la pauvreté et lhumilité, avec les pauvres, à la suite du Christ pauvre et nu. Fontevraud, devenu une très aristocratique abbaye royale, rejoindra ainsi lEglise dans la déformation et loubli du cur du message de Robert. Mais du «Fontevraud» de Louis XV, qua fondé son «fondateur» ? Il y a une logique de loubli.
Ce petit livre ne prétend pas résoudre le mystère de Robert dArbrissel, personnalité complexe, pour lEglise de son temps comme pour nous : lauteur se démarque des simplifications hagiographiques médiévales de ses partisans comme des polémiques partisanes de ses détracteurs, et tout autant des interprétations psycho-sociales contradictoires données à lépoque moderne à un comportement atypique, sur lequel manquent dailleurs les sources : tenir compte de lensemble du corpus existant pour donner une idée fidèle de la complexité de lhomme et le situer dans son époque, tel est le propos de lauteur. Homme du Verbe enflammé et de laction, Robert a dailleurs laissé fort peu de traces du «fond de sa pensée» et lon ne possède aucune réponse personnelle sur les faits qui lui furent reprochés par ses détracteurs.
Ce petit livre de lecture agréable et très pédagogique servira au grand public curieux comme aux étudiants : le lecteur y trouvera quelques photographies en noir et blanc de lieux attachés à lerrance de Robert (il nexiste aucun portrait de lui remontant avant le XVIIe siècle !) ; en fin de volume un petit glossaire des termes clarifie utilement les mots-clés de la vie de lEglise de ce temps et une bibliographie permettra daller plus loin aux amateurs.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 12/05/2009 ) Imprimer | | |
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