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En son 19ème siècle, ''ce poète tranquille et vigoureux'' | | | Christophe Carrère Leconte de Lisle - Ou la passion du beau Fayard 2009 / 34 € - 222.7 ffr. / 674 pages ISBN : 978-2-213-63451-7 FORMAT : 16cm x 24cm
L'auteur du compte rendu : Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, Agrégé d'histoire, Docteur ès lettres, sciences humaines et sociales, Nicolas Plagne est l'auteur d'une thèse sur les origines de l'Etat dans la mémoire collective russe. Il enseigne dans un lycée des environs de Rouen. Imprimer
Cest adulte et pas pendant ses études secondaires ou supérieures de lettres que Christophe Carrère a découvert Leconte de Lisle mais par hasard, en 1994, en visitant la bibliothèque du maréchal de Lattre de Tassigny. Le grand maître du Parnasse, admiré de ses disciples (José Maria de Heredia, Théodore de Banville et Cie), mais aussi des symbolistes, Baudelaire et Mallarmé, de Valéry et de tant de beaux esprits, nest plus guère enseigné dans luniversité et plus du tout dans les lycées : oubli révélateur de la lente décadence des études littéraires dans lenseignement secondaire et corrélatif du recul dramatique du sens historique et des ambitions culturelles de lEducation Nationale. Le monde dans lequel nous vivons, dont le critique George Steiner a appelé la visée dominante «bonheur californien», na que faire des poètes et de la poésie, comme le savent bien leurs éditeurs : il parle de plus en plus mal sa langue et se nourrit de chansons aux paroles généralement affligeantes, sacralisées par ce quon croit être de lAnglais. Convaincue du caractère périmé de ce «genre», notre époque blasée ne voit pas les immenses possibilités délévation intellectuelle et spirituelle qui soffriraient à elle (à moins quil ne sagisse durgences), au prix dun peu de patience et dintelligence. Car de la musique, il y en a dans la langue, même française, et aussi du sens : et la poésie est cela, le dépôt dune pensée condensée et comme cristallisée pour offrir ses émaux et camées aux lecteurs raffinés. Mais sommes-nous encore capables de lexercice spirituel de la poésie ?
A ce titre, le livre de Christophe Carrère mérite dêtre signalé : parce quil naura pas trop déchos, hors du Centre National du Livre, de quelques revues spécialisées et du cercle des amateurs éclairés, et quil a le courage dun sujet difficile, sans espoir commercialement. Leconte de Lisle ou la passion du beau est de toute évidence le fruit dun travail important, de niveau universitaire. Le sens de cette biographie totale, sociale mais aussi intellectuelle et morale, est dinscrire Leconte de Lisle dans son temps, de rendre plus clairs les motivations et les enjeux de son uvre, afin de nous rendre plus sensibles à la grandeur de ce legs négligé. Il sagit notamment de sauver Leconte de Lisle de sa réputation académique de formaliste glacé (quel ennui que ce ton néo-classique guindé, à côté du lyrisme romantique dun Hugo ou de léclair de Rimbaud !), de faire de lui autre chose quun peintre «animalier» dont lexotisme autrefois flamboyant sest usé, après un siècle de zoo et de reportages safari en une galerie un peu kitsch.
Et cela non pour renouveler notre intérêt en surinterprétant le sens de luvre, mais en rétablissant la vérité de «la passion du beau» qui anime le poète. Car Leconte de Lisle fut et voulut justement être historiquement un serviteur de la vérité éthique et même politique de lhumanité en marche vers sa destinée morale et spirituelle : et sil fut aussi un petit bourgeois parfois médiocre, cest que la vie du poète nest pas toujours à la hauteur de son message (Proust le savait !) et quil faut vivre dans son temps. Enfin Leconte fut bel et bien un artiste égocentrique et un formaliste technicien dans sa tour divoire, mais pour servir la cause de la poésie quil ne détachait pas des valeurs les plus profondes de lhumanité. Ainsi le livre de C. Carrère est loccasion de retrouver lunité dune expérience spirituelle et historique.
Cet ouvrage épais de 650 pages avec apparat critique, très érudit, sappuyant sur une vaste documentation à jour de sources et détudes spécialisées, a lambition doffrir au lecteur motivé la biographie complète et fidèle dune gloire du 19ème siècle français, aujourdhui trop oubliée. Ce sujet avait déjà été traité et une importante bibliographie le prouve, mais les dernières synthèses dataient de quelques décennies : C. Carrère se justifie de remettre louvrage sur le métier par un progrès du savoir, tant sur le poète que sur son temps, quil fallait intégrer dans une reprise densemble à jour de la vie et de luvre. Cest en tous cas le prétexte dune découverte ou dune redécouverte, appuyée sur des travaux savants qui bien souvent natteignent pas le public cultivé. Lauteur fait uvre de synthèse et de vulgarisation, en même temps que dune réelle érudition. Les risques sont évidents et l'on n'est pas sûr que l'auteur y échappe tout à fait ici : limpression de compilation, lindigestion devant laccumulation des petits faits et les digressions de mise en perspective, qui parfois commencent à «battre la campagne». Devant la scientificité actuelle, on se prend à regretter parfois les temps de grâce, de légèreté et dintuition
Il y a parfois, à notre sens, quelque chose dans ce livre de la méthode sorbonnarde et positiviste un peu pédante de la «grande ceinture» décrite autrefois par Péguy : on est «assommé» de fréquentes mises au point circonstanciées et l'on en perdrait le fil, sans les titres et sous-titres qui parsèment le texte. La question suivante est complémentaire : à qui bon ces biographies exhaustives ? Il est bien vrai que toute lecture est tributaire dune culture, que les admirateurs de Leconte respiraient un air différent et disposaient dun savoir que nous avons souvent oublié ; il est donc aussi vrai que de savants ouvrages de contextualisation (la société, la politique, les arts, leurs débats idéologiques, etc.) peuvent aider nos contemporains à mieux le comprendre et lapprécier, mais on peut se demander si la plus grande satisfaction de luniversitaire ira de pair avec le plaisir du grand public ou celui de lesthète, de lamateur de poésie ou de lartiste
Question nietzschéenne sur le sens de nos livres.
C. Carrère suit donc la course de Leconte de Lisle en suivant lordre chronologique, mêlant vie personnelle et création poétique. La vie du poète est connue dans les grandes lignes : un jeune Français ayant passé son adolescence à la Réunion, puis jeune Créole transplanté à Nantes et sur la Loire avant, ambition oblige, de monter à Paris ; parcours assez typique que celui de ce jeune rêveur de la bourgeoisie et obligé par sa famille de sinscrire en droit, sans vocation, et qui le rate, préférant lamour des femmes et la littérature, naturellement romantique ! Déjà le retiennent aussi les études philosophiques et lhistoire des civilisations, notamment celle des religions. Les Orientales de Hugo sont une révélation, mais touchent en notre Créole une fibre personnelle et un exotisme qui le font succomber un moment au mal du siècle. Sil en partage la peinture de la nature, la passion de lHistoire et la nostalgie des origines, Leconte cependant saffirmera contre le romantisme, en retrouvant comme Goethe lidéal classique dune poésie «saine» et rationnelle, qui éduque lhomme et bride en lui la pente dangereuse au narcissisme (il faut être savant et objectif) et au spleen. Sur la base détudes quil prolongera toute sa vie de lectures, Leconte constitue une documentation sur lépopée humaine et le progrès des idées morales et religieuses, sur lenchaînement des stades de la conscience mais aussi la pluralité des voies suivies par les grandes civilisations. Tributaire de ce savoir hégélien médiatisé par Renan, il peut sembler daté, mais affirme au moins un souci humaniste de la poésie et de lart et développe une vision flamboyante du tragique de lHistoire.
Il serait alors étonnant de parler d«art pour lart» à son sujet, comme à propos de Théophile Gautier. Le malentendu vient naturellement de la retraite hors du monde et du souci de perfection formelle dartistes qui se méfient des «engagements» à la mode. Carrère rappelle cependant, et cest mal connu, que Leconte fut dans sa jeunesse un républicain socialisant (au sens du socialisme «utopique» français) conscient des limites et de légoïsme de classe de la liberté bourgeoise louis-philipparde : et en un sens, Leconte ne renia jamais cette foi dans un épanouissement total de lhomme ; il fit cependant partie des déçus de 1848 et se résigna à lobjectif dune république laïque et éducatrice du peuple. Les masses lavaient déçu et horrifié par leur violence et leur vulgarité, les socialistes par leur utopisme ou leur démagogie (il faut relire ici LEducation sentimentale de Flaubert et la critique par Marx ou Proudhon de la peur petite-bourgeoise de ces rêveurs et progressistes abstraits apeurés par lHistoire réelle) : on retrouve ce recul lors de la Commune ; malgré une horreur sincère sans doute des «excès» de la répression de Thiers, Leconte, devenu «réaliste», veut la paix et lordre. Il avoue rêver dun Etat pour le peuple mais dirigé par les poètes. Poète fauché, il est resté fidèle à son uvre, multipliant les traductions grecques antiques en prose (on a réédité son Odyssée et on trouve encore son Eschyle chez les bouquinistes). Il aspire à position et reconnaissance sociale, lancien jeune idéaliste, fatigué, qui vieillit sous lempire, discrètement pensionné (une honte révélée en 1871 !), se distingue du bourgeois honni par sa pose esthète, son ironie mordante et ses piques à la bibliothèque du Sénat ; un peu aigri de ses échecs répétés à lAcadémie française, il y est élu tardivement et reçoit enfin les honneurs de la république.
Pour le sens de luvre poétique et ses racines intellectuelles, C. Carrère sinspire sans doute des magnifiques Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains de Baudelaire (15.VIII.1861), quil aurait mieux fait, nous semble-t-il, de placer en tête de son livre, plutôt que Kierkegaard ou Schopenhauer ; l'ouvrage en aurait été placé demblée dans une grande lumière. Car cest là lessentiel : «Je cherche à définir la place que tient dans notre siècle littéraire ce poète tranquille et vigoureux, lun de nos plus chers et de nos plus précieux. La caractère distinctif de sa poésie est un sentiment daristocratie intellectuelle qui suffirait à lui seul pour expliquer limpopularité de lauteur, si dun autre côté nous ne savions pas que limpopularité en France sattache à tout ce qui tend vers nimporte quel genre de perfection. Par son goût inné pour la philosophie et par sa faculté de description pittoresque, il sélève bien au-dessus de ces mélancoliques de salon, de ces fabricants dalbum (
). Théophile Gautier donne au détail une relief plus vif et une couleur plus animée, tandis que Leconte de Lisle sattache surtout à larmature (
)». Après avoir vu dans «le repos» dune harmonie éternelle le principe de la beauté chez Leconte, Baudelaire conclut : «Peindre en beaux vers dune nature lumineuse et tranquille les diverses manières suivant lesquelles lhomme a jusquà présent adoré Dieu et cherché le beau, tel a été, autant quon peut juger à son recueil le plus complet, le but que Leconte de Lisle a assigné à sa poésie».
Louvrage est très riche et documenté, la bibliographie imposante : mais est-il sérieux et nécessaire de citer et utiliser Laure Adler sur Hannah Arendt (en est-elle vraiment une spécialiste ?!), J. Attali (pour son Les Juifs et largent et Karl Marx ou lesprit du monde, alors que Max Weber et Werner Sombart ne sont même pas cités et que Marx et Engels figurent à peine dans la bibliographie) ou ce livre terrible lui-même didéologie quest LIdéologie française dont R. Boudon dit un jour quil aurait valu à B.H.L. dêtre collé à juste titre - en histoire des idées, même à Sciences Po?! Ces concessions à des gloires médiatiques parfois condamnées pour plagiat, dénuées de tout crédit intellectuel international et véhicule du discours dominant des bien-pensants sont peut-être opportunes mais napportent rien à un travail savant : elles peuvent même légitimement inquiéter le public cultivé. On aurait en revanche attendu quà côté de LHistoire de la 3ème république du pâle et conformiste Jacques Chastenet figurât lexcellent et parfois très pillé (sans être cité ni réédité) Responsabilités des dynasties bourgeoises dEmmanuel Beau de Loménie. Il aurait enfin été intéressant de montrer la postérité étrangère de Leconte, son influence méconnue, par exemple, aux côtés dautres maîtres français (Heredia, Baudelaire, Mallarmé et Valéry), sur lEcole poétique de Stanford (Yvor Winters, Edgar Bowers).
Malgré ses mérites, ce livre manque délan et de véritable originalité : il na ni le souffle littéraire et lambition philosophique de la biographie de LIdiot de la famille, le Flaubert par Sartre, ni le génie de Walter Benjamin sur le Paris de Baudelaire. Par son volume, par le poids de son érudition (certes souvent rejetée en notes), il risque de décourager le public amateur de poésie ; la longueur et les digressions diluent un peu lessentiel et fatiguent souvent lattention, au risque de manquer au but. Ce livre relève plus du travail dhistorien que de linterprétation littéraire et souffre un peu de défauts typiques de la biographie et de lambition dexhaustivité «scientifique». Malgré ses apports documentaires, il ne remplacera pas certaines monographies antérieures qui ont dautres qualités et devraient être rééditées.
Nicolas Plagne ( Mis en ligne le 01/12/2009 ) Imprimer | | |
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