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Histoire & Sciences sociales -> Biographie |
| Saul Friedländer Kurt Gerstein - L'ambiguïté du bien Nouveau monde 2009 / 19 € - 124.45 ffr. / 221 pages ISBN : 978-2-84736-473-6 FORMAT : 14cm x 22,4cm
Postface de Léon Poliakov
L'auteur du compte rendu : Matthieu Lahaye est professeur agrégé et poursuit une thèse consacrée au fils de Louis XIV sous la direction de Joël Cornette. Imprimer
La vie de lofficier SS, Kurt Gerstein (1905-1945) est maintenant bien connue du large public, moins peut-être parce quil a fait lobjet dune étude menée par lun des grands spécialistes de lAllemagne hitlérienne, Saül Friedländer, en 1967, que par le film de Costa Gavras, Amen, très largement inspiré de ce destin hors du commun. Le succès des Bienveillantes de Jonathan Little a sans doute fortement encouragé la réédition de ce livre qui mêle, à la manière de Friedländer, approche historique et psychologique. Fondé principalement sur le récit que Gerstein fit de sa vie avant de se suicider dans sa prison, le 25 juillet 1945, ce livre permet de mesurer une fois encore combien le nazisme avait réussi à devenir une composante essentielle du psychisme de bien des Allemands.
Comme souvent dans la vie dun grand nombre de dignitaires ou compagnons de route du nazisme, lhistoire de Gerstein, né en août 1905 à Münster, commença par une désillusion : le manque daffection de ses parents. Aux absences de la mère sajoutèrent la froideur dun père, prototype du bourgeois prussien. Patriote et engagé volontaire dans la Première Guerre mondiale où il perdit un fils, Ludwig Gerstein était pleinement en accord avec les idées de sa génération qui avait érigé lobéissance à la hiérarchie en valeur cardinale. Alors quen France, la République colonisait les imaginaires par des idées aussi généreuses que légalité, la fraternité et la liberté, le militarisme allemand développait des rêves de grandeurs et de puissance aux dépends de ses voisins. Comme il lécrit à son fils en août 1944 : «Tu es soldat, fonctionnaire, et tu dois obéir aux ordres de tes supérieurs». Nulle trace dans cette phrase de lesprit de raison qui avait présidé aux Lumières et irriguait encore lélite cultivée française grâce à la lecture de Voltaire. De cette Weltenschaung terrifiante, dont Ludwig Gestein se fit lapôtre auprès de son fils, sortit la folie hitlérienne.
Mais heureusement pour lui, Gerstein fut aimé par une bonne, par ailleurs très religieuse. Pour sauver limage très dégradée quil avait de son père et donc de lui, il développa un intense dialogue avec Dieu, pensé comme une parenté spirituelle capable de reconstruire un amour propre. Très investi dans lÉglise protestante en même temps que membre du NSDAP dès 1933, ce croyant vécut très douloureusement les conflits entre les deux. Gerstein sopposa à un groupe de protestants, les «chrétiens allemands», partisans dune soumission totale à Hitler au prix dun dénigrement de lAncien Testament et de ladoration du veau dor, en loccurrence linstauration dans les églises dun culte du Führer. Cela lui valut dailleurs une exclusion du parti en 1936 et même une peine demprisonnement.
Installé dans un conflit destructeur entre les valeurs développées par son père et largement reprises par le Führerprinzip de Hitler et son attachement aux valeurs de son père spirituel, Kurt Gerstein demeurait un homme tourmenté. Après sa libération, il déclara la guerre à son père et au régime nazi en essayant de dénoncer les forfaitures du régime. Il écrit ainsi une poignante lettre à son oncle exilé aux États-Unis : «Dans son esprit totalitaire, le national-socialisme entend accaparer et dominer entièrement lhomme jusquau plus profond de son être». Lorsquen 1940, il entend des responsables ecclésiastiques évoquer les rumeurs qui courent sur leuthanasie systématique des malades mentaux, il se décide à sengager dans la Waffen SS afin de témoigner des horreurs qui y sont commises.
Comment comprendre cet engagement ? Comme un acte dhéroïsme ? Pas seulement, explique Saül Friedländer. Nétait-ce pas en effet un bon moyen de rester fidèle à son père et son alter ego, Hitler, en même temps quà Dieu à qui il devait la vérité sur ces massacres dinnocents ? Avec de telles questions, lhistorien donne une épaisseur bien supérieure à Kurt Gerstein, le plaçant non pas comme Maximilien Aue, le héros des Bienveillantes, dans une alternative manichéenne face aux Bien et Mal, mais bien dans une zone grise où lêtre touche aux limites des principes qui le structurent, dans une ambiguïté, pour reprendre le titre de louvrage.
Sa formation dingénieur et de médecin permit à Kurt Gerstein den savoir peut-être plus quil ne laurait souhaité ou quil ne pouvait le supporter. Responsable du service dhygiène de la SS, il était chargé de la production de lacide prussique, familièrement appelé le Zyklon B, utilisé pour lextermination des Juifs à Auschwitz. Terrifié par lindustrie de mort hitlérienne, il fera tout pour en avertir les alliés par le biais de la Suède dabord, puis de lÉglise catholique. Sans succès véritable ! Les alliés reçurent linformation de Gerstein, mais leurs objectifs étaient ailleurs : gagner la guerre et retarder lavancée des bolcheviques.
Terrassé par un conflit intérieur quil ne maîtrisait plus, par des contraires irréconciliables, la tentation de la sainteté et leffondrement réitéré de limage du père, accentué encore par la faillite morale du régime dHitler, Gerstein mit fin à ses jours, en juillet 1945, peu de temps après son arrestation. Il mit un terme ainsi à la discussion commencé avec ses pères, quittant le premier pour rejoindre définitivement le second. Disons seulement que cette enquête est une pièce supplémentaire à verser à linfinie étude de la complexité de la nature humaine. Il sera utilement complété par un livre dune qualité encore supérieure de Gitta Sereny : Au fond des ténèbres : un bourreau parle, Franz Stangl, commandant de Treblinka, (Denoël, 2007 [1er édition 1977]).
Mathieu Lahaye ( Mis en ligne le 18/05/2010 ) Imprimer
A lire également sur parutions.com:Les Bienveillantes de Jonathan Littell | | |
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