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Itinéraire d’un enfant gâté… | | | Patrick Lienhardt Olivier Philipponnat Roger Stéphane - Enquête sur l'aventurier Grasset 2004 / 25 € - 163.75 ffr. / 879 pages ISBN : 2-246-52901-8 FORMAT : 16x24 cm
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris.
Patrick Lienhardt est le fondateur de Parutions.com et Olivier Philipponnat, l'un des collaborateurs du site. Imprimer
Roger Stéphane (1919-1994) est une figure quelque peu oubliée du Paris littéraire
Et pourtant : écrivain stylé, résistant connu, co-fondateur de lObservateur, il est lun de ces témoins engagés qui nous font découvrir un autre XXe siècle. Au hasard dune belle biographie due à Olivier Philipponnat et Patrick Lienhardt, le lecteur, progressivement entré dans lintimité de cet illustre inconnu, fait connaissance avec un personnage important dont la vie, entre lombre et la lumière du monde, éclaire toute une part de lhistoire culturelle et politique de la France.
A sa naissance, il semblerait que les fées se soient penchées sur Roger Worms, héritier dun nom et dune dynastie daffaire. Lenfant est doué, lecteur vorace, infatigable, quil faut discipliner : la férule nest toutefois pas tenue par nimporte qui
cest Etiemble, alors jeune pensionnaire de la Fondation Thiers qui jouera au «tapir» (ie : au tuteur). Et Etiemble propulse son tout jeune élève dans la NRF, mais aussi dans le marxisme. A 15 ans, Roger Worms fait déjà montre dune réelle maturité illustrée par la correspondance quil entretient avec son précepteur. Mais le jeune homme est par ailleurs, et paradoxalement, un élève médiocre qui ne sait se contraindre et ne travaille que par plaisir. Oscillant entre la littérature et le militantisme, il abandonne vite la carrière scolaire (il naura jamais le bac) pour le journalisme où ses talents font merveille. Car Roger Worms a une belle plume, un certain toupet (qui le pousse à aborder Gide en pleine rue) et un carnet dadresses imposant. Militant communiste (hésitant, voire critique), antifasciste et antimunichois (jusque dans une occupation gag de la maison de Tchécoslovaquie après Munich !), le jeune homme est actif, remarqué (Gide, Martin du Gard sont comme des pères adoptifs). Assumant assez rapidement son homosexualité, il sintègre sans difficulté à la «bande à Cocteau» et partage son temps entre le ludion et Paris-soir. La guerre, et la défaite, le poussent finalement vers le sud et des activités plus graves : celui qui, toujours, regretta de ne pas avoir guerroyé en Espagne comme Malraux, sengage dans la Résistance et ses dangers, un peu par hasard, pour samuser, à reculons. A lissue dun parcours chaotique (il inaugure le journal Combat mais il inquiète par son côté mondain et ses indiscrétions chroniques, et se retrouve plus souvent emprisonné quà son tour !), il fera partie des libérateurs de Paris, notamment de lHôtel de ville aux côtés de Gérard Philippe (épisode romanesque sil en est) et cheminera aux côtés de Malraux dans la brigade Alsace-Lorraine.
La Libération est le moment dune décision celle de la carrière - pour celui qui, un temps, fait figure de héros (malgré lui) : marxiste hétérodoxe, proche du pouvoir, on le croise dans latmosphère des cabinets de la Libération, fourmillant de projets, mais également à Dachau, à la recherche de ses amis, ou encore dans le gay London, en quête dune liberté sensuelle. Vibrionnant, cest finalement aux lettres quil se destine, comme journaliste et écrivain. Et la carte de presse de R. Stéphane est impressionnante : Combat, les Temps modernes et surtout lObservateur, quil fonde en 1950. Avec quelques campagnes notables, sur les prisons de la Libération, la décolonisation
et une interrogation constante, obsédante : le communisme (le procès Rajk en 1949 le dessille). Car la politique, autant que la littérature, sont les axes autour desquels R. Stéphane finalement converti au culte gaulliste se meut, en «godillot» culturel. Et la presse, puis la télévision et lORTF sont ses champs de bataille. A travers R. Stéphane, cest donc enfin une histoire de laudiovisuel dEtat, et de lun de ses inventeurs, qui nous est présentée.
Sil faut demblée souligner une qualité de cet ouvrage, cest le réel plaisir de lecture. O. Philipponnat et P. Lienhardt ont su retrouver dans un style à la fois efficace sans être académique, et littéraire (les titres en particulier retiennent lattention) sans être romanesque, lessence dun personnage complexe et dune époque bouleversée. On a même limpression que R. Stéphane est un personnage de roman, tant il se pense au cur de laction (quoique pour lui, laction relève du jeu), et les auteurs ont pleinement su rendre cet aspect très littéraire, gidien, de la biographie, tout en gardant sur luvre autobiographique de Stéphane, un regard critique (comme Malraux, Stéphane sait rêver sa vie !). En outre, louvrage vaut aussi pour les rencontres que lon y fait, dans le sillage dun mondain
Derrière R. Stéphane, on croise quelques belles silhouettes dhommes de lettre (Gide, Cocteau, Malraux, Sartre, Genet, Simenon
), quelques grands acteurs politiques (de Gaulle, PMF, Bourguiba, Mitterrand
) et surtout des idées, des conversations et des débats. Les portraits qui jalonnent le texte sont en général fort réussis sans être conventionnels (en particulier Gide, admirablement «croqué»).
Témoin engagé, que la mémoire contemporaine avait tendance à oublier, Roger Stéphane trouve ici une biographie à sa mesure, quasi exhaustive (du fait darchives privées amples, ainsi que dentretiens), pénétrante (la vie sentimentale de R. Stéphane fait notamment lobjet de développements subtils), et il faut savoir gré aux auteurs davoir su ressusciter non seulement une personnalité atypique, singulière, souvent au cur de lévénement, mais également une époque et un milieu. Une belle histoire du siècle vu de la coulisse, riche, ébouriffante.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 15/11/2004 ) Imprimer | | |