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Au cœur tourmenté de l’Eglise | | | Louis-Pierre Sardella Mgr Eudoxe Irénée Mignot (1842-1918) - Un évêque français au temps du modernisme Cerf - Histoire religieuse de la France 2004 / 50 € - 327.5 ffr. / 739 pages ISBN : 2-204-07326-1 FORMAT : 16x24 cm
L'auteur du compte rendu: Gilles Ferragu est maître de conférences à luniversité Paris X Nanterre et à lIEP de Paris. Imprimer
La crise moderniste qui, au début du XXe siècle, divisa lEglise catholique entre partisans et adversaires dune historicisation (et donc dune désacralisation) du texte biblique naura pas, dans lhistoriographie, fait trop de vagues. Alors même que cette crise, dampleur européenne, avec des aspects à la fois politiques, intellectuels, historiques et religieux, fut sans doute (avec laffaire Teilhard de Chardin) lun des derniers sursauts dune certaine conception catholique du monde et du passé. Reconnaissons toutefois que le travail majeur dEmile Poulat sur la question semblait avoir clos le débat : la solution, et louverture, résultait alors dans une prosopographie des acteurs. Après un Mgr Lacroix magistralement interprété par C. Sorrel (même éditeur), ainsi que la belle biographie de Mgr Duchesne par B. Waché, cest à Mgr Mignot, évêque dAlbi, que lhistorien Louis-Pierre Sardella sattache, dans un souci non pas de biographie exhaustive, mais plutôt comme une histoire, individuelle, du modernisme. Le projet est aussi ambitieux quil était attendu : on a pu voir en Mgr Mignot un «Erasme du Modernisme» (J. M. Mayeur)
Constatons demblée que le travail est réussi.
Dès lintroduction, lauteur annonce ses intentions : les amateurs dérudition ecclésiastique et de monographie épiscopale doivent passer leur chemin, il sagit là dune histoire des idées au prisme dun individu, une biographie instrumentale qui est une manière de repenser le modernisme. Ne serait-ce que dans le souvenir du personnage : Mgr Mignot est-il cet «ange gardien» dont parle Alfred Loisy, qui soutint labbé dissident au risque de ses propres convictions, ou bien ce prélat de combat, en lutte contre le scientisme de son temps, et «dupé» par le prêtre excommunié ? Certes, la biographie examine classiquement les années de formation et lacquisition dun «savoir serein». Fils dun instituteur, il est poussé vers la foi par sa mère, schéma connu, mais symboliquement il lit sa première bible chez un camarade protestant ! Remarqué dès lenfance par le curé, il est porté jusquau séminaire de Saint-Sulpice dIssy, séminaire de lélite sacerdotale (gallicane) et pépinière de futurs évêques (il y croise notamment le futur Mgr dHulst). Mais intellectuellement, le bilan nest pas satisfaisant pour le futur clerc. Du reste, il a comme professeur le maître de Renan, M. Le Hir
La carrière qui sensuit forme un parcours classique qui le mène de lenseignement à la pastorale, via Fréjus et Albi. Mais cette carrière est avant tout celle dun prélat savant et engagé, et cest par ses travaux et ses interventions que Mgr Mignot se signale.
Comme quelques-uns de ses contemporains, Mgr Mignot sinterroge : sur les Ecritures, sur les vérités de la science (la révolution darwinienne est en marche), sur la méthode historique et sur quelques grands sceptiques (Taine, Renan). Certes, la curiosité est dangereuse pour la foi, mais le combat contre lindifférence est tout aussi légitime. Il sagit donc de répondre aux objections des libres-penseurs tout en mettant en pratique les idées de lécole méthodique forgées à luniversité et à lEPHE, faire coïncider les vérités de la religion et celles de la science, ou du moins les concilier, sans pour autant céder aux facilités du concordisme. Sattaquant à quelques grands problèmes exégétiques (comme la théorie de linspiration restreinte, déjà traitée par Newman et dHulst), Mignot se fait rapidement connaître. Au hasard des rencontres (von Hügel) comme des lectures (Loisy), il est amené à sintéresser aux idées, puis aux acteurs du débat moderniste
si tant est quil y ait un débat. En effet, en 1893, lencyclique Providentissimus deus interdit toute historicisation ou interprétation du texte biblique. Le temps se gâte.
La tempête se concentre en partie sur la tête dAlfred Loisy. Tout en restant critique envers ses thèses, Mignot le défend, tant auprès de Pie X que de Benoît XV, son successeur, au nom dune certaine conception des études exégétiques et théologiques, ainsi que des relations nécessaires entre la foi et la science. Ainsi, cest tout le dossier Loisy, du point de vue dun correspondant privilégié, que lauteur reprend avec force analyses et discussions. Les archives dépouillées (correspondances diverses, articles
) constituent à cet égard une source impressionnante et largement employée, illustration dun «réseau» moderniste. Du reste, Mgr Mignot est également suspect (cela lui coûte peut être lAcadémie française !) et louvrage dresse un tableau assez édifiant du climat qui règne alors au Vatican comme dans lEglise de France, entre rumeurs et délations : en particulier, le séminaire dAlbi est spécialement examiné au crible des doctrines modernistes. On le sait, lencyclique Pascendi en 1907, qui fit du modernisme «le carrefour de toutes les hérésies», entend clore ce que lEglise naura jamais considéré comme un débat, mais bien une menace (du reste, Loisy a plus compté de partisans dans les rangs anglicans !). Le décret du Saint Office, qui impose en 1910 au clergé un serment antimoderniste, complète le dispositif répressif : reste aux savants le choix entre lobéissance et la conscience. Et Mignot, dans le secret de son âme, a-t-il sincèrement obéi ? Quel archevêque, quel catholique fut-il alors ?
Car louvrage se conclut par lexamen dune conscience, tâche plutôt ardue mais qui permet à lauteur de brosser un portrait de catholique du début du siècle, celui dun prélat dissident, dinspiration libérale, partagé entre la fidélité à linstitution et la soif de réponses. Pour Mignot, la vérité procède en effet de trois sources : la bible, lEglise et la raison. Mais dans ce système, la liberté de conscience se heurte à lautorité doctrinale, la critique biblique à la foi. Ce nest pas le moindre des intérêts de cette thèse de faire un tableau synthétique des débats religieux du temps au prisme dun individu en quête dune via media, entre science et religion, débats dont lécho pourrait se prolonger aujourdhui.
Létude est tirée dune thèse de doctorat : elle en a lérudition, laustérité, mais aussi les exigences, la méthode historique rigoureuse, ainsi que lutilité comme instrument de travail pour lhistorien. En effet, dotée dun index nominal, dune liste des sources ainsi que dune bibliographie, elle permet au chercheur, toujours pressé, de trouver rapidement linformation. Surtout, elle est un exemple de ce que la biographie souvent décriée peut offrir en terme de compréhension des enjeux dune crise. En effet, Mgr Mignot est lun de ces témoins essentiels qui font les délices du biographe : à travers lui, on croise les principaux acteurs du débat : Loisy, von Hügel, Duchesne, Mgr Lacroix, Pie X
Bref, une biographie intellectuelle de référence, érudite et qui offre de cette période et de ses soubresauts intellectuels un tableau riche. Certes, en ces temps de commémoration de la Séparation des Eglises et de lEtat, on peut regretter labsence de considérations à cet égard (ce nétait dailleurs pas le sujet !). On ne saurait toutefois trop conseiller au lecteur un instrument comme un dictionnaire de théologie (celui dY. Lacoste aux PUF par exemple, très réussi) : en effet, la plupart des débats théologiques abordés le sont en connaissance de cause et à cet égard, louvrage, parfois aride, semble destiné à un public déjà formé à ces questions
Dieu merci, les desseins du savant ne demeurent jamais impénétrables à lissue de cette étude.
Gilles Ferragu ( Mis en ligne le 05/02/2005 ) Imprimer | | |