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Histoire & Sciences sociales -> Biographie |
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Sartre, du néant à l’être | | | Denis Bertholet Sartre Perrin - Tempus 2005 / 11 € - 72.05 ffr. / 594 pages ISBN : 2-262-02331-X FORMAT : 11x18 cm
Lauteur du compte rendu : Ludivine Bantigny, ancienne élève de lÉcole normale supérieure, est agrégée et docteur en histoire. Elle enseigne à lInstitut dÉtudes politiques de Strasbourg et à lIEP de Paris. Ses travaux portent sur lhistoire sociale et culturelle de la deuxième moitié du XXe siècle. Imprimer
Le petit Jean-Paul a pris le temps de venir au monde : au dixième mois de grossesse de sa mère Anne-Marie, il goûtait encore ce «bonheur biologique à létat pur», la fusion dans le giron maternel, où lon est à la fois soi et lautre. Et puis voilà «Poulou», au sein de cette «machinerie délicieuse» quest le système familial, entre une mère-enfant et les grands-parents Schweitzer, protecteurs.
La découverte du monde, la prise de conscience de sa propre laideur, sont une véritable déchirure quil sagira de fuir par lécriture. Lécriture : moyen aussi de se garantir contre lembourgeoisement, symbolisé par ce beau-père qui a eu le front dépouser Anne-Marie. «Qui entre en bourgeoisie cesse décrire» : la sentence apparaît dès Jésus la chouette, le tout premier opus, datant du lycée Henri-IV. Toute la première partie de la biographie de lenfance à la jeunesse , enlevée, intelligente, pleine de saveur, semble épouser jusquau style des Mots. Elle pose la question toute sartrienne de la consistance ontologique, de la définition de soi par lautre, de cette rencontre avec autrui qui se fait pour «Poulou» dans la honte. Et à suivre Denis Bertholet, toute lexistence de Sartre consistera à tuer «Poulou», à «escamoter en lui le petit être tendre», selon le mot du biographe, à le faire disparaître dans un trou, thème là encore ô combien sartrien.
Il va dès lors falloir être. Pour cela, lautre permet de saffirmer en se niant : avec Nizan notamment, impossible de se payer de mots. En même temps, il sagit précisément de ne plus se laisser saisir par lautre. Et ce sont alors la philosophie (dabord Descartes, Nietzsche, Jaspers et la pensée intuitive), les facéties à lÉcole normale, la rencontre du «Castor» (en somme, lamour nécessaire face aux amours contingents), limportance de la sensibilité émotive et compréhensive qui jouera un rôle déterminant dans la pensée de Sartre : la présence au monde est dabord une sensation. Sartre et Beauvoir deviennent des «accumulateurs de culture». Mais pour le jeune homme, le savoir ne saurait être un objet que lon prend et que lon repose ; il faut lincorporer, labsorber. Au Havre, Sartre compose ce qui deviendra La Nausée, qui dit la menace continue de la contingence et de la déréliction. Beauvoir le pousse à faire un roman de ce qui était à lorigine un «factum» phénoménologique. Lorsque son ancien camarade dUlm, Daniel Lagache, lui injecte à sa demande une dose de mescaline quil tient pour inoffensive, Sartre se confronte pendant des mois à la monstruosité dune vie grouillante quil sent en lui comme un danger permanent : «lorganique lenvahit», les objets se transforment, il croit que des homards le poursuivent. La folie guette, elle ne le prendra pas. Cest lépoque où peu à peu Sartre sincarne, empoigne le monde, prend conscience quil peut «étouffer de jalousie ou pleurer de bonheur», avec Olga, Wanda et toutes ses femmes. Cest le temps de véritables dépressions ontologiques.
Denis Bertholet, fort dune pensée qui se fait elle aussi phénoménologique et psychanalytique, sait traduire à merveille la surface et le fond sartriens, le dedans et le dehors. Cest aussi une période apolitique, on le sait : même le séjour en Allemagne, en 1933-1934, ny change rien. Sartre, simplement, déteste la bourgeoisie, quels que soient les régimes dont elle se dote. Ensuite le biographe peine quelque peu à nous faire comprendre le progressif engagement, lentrée en politique. Est-ce lexpérience du stalag qui est fondatrice ? Elle est surtout consacrée à la rédaction de LÊtre et le néant. Celle du bref passage par la résistance ? «Socialisme et liberté» est réduit ici à quelques palabres peu discrètes. Sartre et Merleau-Ponty y représentent la tendance marxiste : comment Sartre en est-il venu là ? Il ny a pas ici de réponse, seulement le constat que toute une glose apparue autour de 1944 et faite de malentendus a fait de Sartre un communiste. Sans doute en adoptant la lutte de classes retrouve-t-il sa haine de la bourgeoisie et de lordre établi. Mais est-ce suffisant pour éclairer un engagement politique et philosophique ?
Ce moment de la vie de Sartre est un tournant évidemment majeur. Cen est un aussi dans la trame de la biographie, qui à partir de là se fait de plus en ironique, sarcastique, voire hargneuse. Autant Bertholet semblait faire corps avec le Sartre phénoménologue, autant il sen détourne avec humeur lorsquil devient le chantre de lengagement et lintellectuel qui doit sans cesse «injecter des idées dans le monde». Tout nest quand même pas chez Sartre dédouanement, bonne conscience et effet de mode
On peut suivre lauteur lorsquil déclare : «Le monde ouvrier lui est aussi étranger quun forçat à une dame du monde». Sartre német pas de réserve sur lURSS jusquen 1956. Mais le ton employé par Denis Bertholet devait-il pour autant se faire aussi dur ? Le matérialisme historique déployé par Sartre dans la Critique de la raison dialectique est une «eschatologie» aux yeux de son biographe, et le tout nest quun «suicide intellectuel» ; la préface aux Damnés de la terre de Frantz Fanon relève dune «déroute de lintelligence» ; lanticolonialisme de Sartre est soupesé avec condescendance ; le voyage à Cuba, en février-mars 1960, et les émotions ressenties sont ridiculisés ; le tribunal Russell contre la guerre du Vietnam ne semble pas valoir beaucoup mieux sous la plume de Denis Bertholet. Tout nest-il donc que masque et mascarade ? Il est de bon ton dironiser à propos de 68 et finalement, au sujet du tonneau sur lequel Sartre se juche à Billancourt : «pathétique», cest le seul mot que trouve lauteur. Bref, louvrage sachève sur une disqualification généralisée.
Vraiment, on peut déplorer que Sartre soit ainsi transformé en un pantin désarticulé, où il ne paraît plus présent à lui-même. À propos des Mots, Denis Bertholet écrit que «lautobiographie fait office de masque». On regrette dès lors que la biographie nait pas davantage tenté de rendre à lhomme un visage autre que grimé.
Ludivine Bantigny ( Mis en ligne le 14/04/2005 ) Imprimer | | |
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