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Pour un yoga anti-capitaliste | | | Christian Arnsperger Ethique de l'existence post-capitaliste - Pour un militantisme existentiel Cerf - La nuit surveillée 2009 / 23 € - 150.65 ffr. / 314 pages ISBN : 978-2-204-08840-4 FORMAT : 13,5cm x 21,5cm
L'auteur du compte rendu : Juriste, essayiste, docteur en sociologie, Frédéric Delorca a publié entre autres, aux Éditions Le Temps des Cerises, Programme pour une gauche française décomplexée (2007). Imprimer
Christian Arnsperger, économiste belge, sest fait récemment connaître dans la sphère altermondialiste avec un ouvrage Critique de lexistence capitaliste : Pour une éthique existentielle de léconomie. Il propose aujourdhui aux lecteurs ce quil présente comme le complément de ce précédent livre : une réflexion sur les voies et moyens de mettre en uvre une politique de gauche «sans complexe» et «authentique» face à ce quil nomme la «gauche capitaliste» (c'est-à-dire la gauche de gouvernement dans les pays occidentaux).
La tâche à laquelle se confronte lauteur nest pas mince. En effet, comme il le remarque, «si la gauche capitaliste, c'est-à-dire la seule "gauche" électoralement visible aujourdhui, fait bâiller, la gauche post-capitaliste fait frissonner» (p.157). Son plaidoyer en faveur de cette dernière doit donc se donner les moyens de surmonter le «frisson». Pour ce faire, Arnperger sattache à déconstruire les racines anthropologiques du capitalisme, qui conduisent à ce quil appelle, reprenant le vocabulaire de la psychopathologie une «fixation» à laquelle conduit le système actuel : c'est-à-dire lidentification totalitaire des visées aux fins pour persuader chacun quil ny a aucune alternative possible (achèvement parfait de laliénation selon Arnsperger).
Les ressources que mobilise Arnsperger pour démonter le mode de fonctionnement de l«homo capitalisticus» proviennent dun effort dinterdisciplinarité remarquable entre léconomie politique «post-structuraliste» (Julie Graham and Katherine Gibson) et la psychologie (la théorie de lévolution de la conscience développée par Ken Wilbe, Don Beck, Suzanne R. Cook-Greuter et de Robert Kegan, dans la lignée de Jean Piaget).
Il sagit dune méthode assez nouvelle en Europe, qui livre toute sa dimension dans son dernier tiers, sur le volet de la description du type de militantisme qui peut fonder une nouvelle humanité étrangère à légoïsme capitaliste. Pour Arnsperger, il faut des pratiques physico-spirituelles comme le yoga pour inventer un autre rapport à la marchandise, à autrui, au pouvoir en général, acquérir un nouveau sens de la maîtrise de ses affects face notamment à langoisse de la finitude et de la mort pour les détourner de la logique de domination ou de ce que lEcole de Francfort appelait la rationalité instrumentale. On est frappé par laspect concret des propositions quil avance pour instaurer ce quil appelle un «communalisme» (qui, selon lui, devrait aller jusquà la mise en commun de tous les revenus) et lanalyse sérieuse (sans illusion excessive) des résistances psychiques prévisibles à labolition des hiérarchies sociales quil recherche.
Arnsperger sinscrit dans une filiation anticonsumériste libertaire quont peut rattacher à Baudrillard, Castoriadis, lanthropologie maussienne et aux théories de la décroissance, autant de références dont il fait une synthèse brillante. Certains aspects de sa théorie peuvent cependant susciter des interrogations. Ainsi son dualisme chrétien, qui cultive une vision erronée et simpliste du corps, semble lui faire voir à tort le yoga comme une action de l«esprit» au lieu dun auto-dressage de la nature corporelle par elle-même dans un sens opposé de celui que lui dicte le capitalisme (de ce point de vue un détour par lanthropologie naturelle eût été profitable à cet auteur). Cet arrière-plan chrétien se retrouve (comme chez Heidegger) dans son obsession de la mort, aux antipodes de la tradition épicuro-spinozo-nietzschéenne. On peut aussi se demander sil faut appeler «libérale», comme il le fait, au sens où Rawls ou Habermas lentendent, son appel à une «économie de marché non capitaliste» où sil ne sagit pas déjà dune forme de socialisme (comme le soutiendrait sans doute Wallerstein). Le cas échéant, on trouverait là une résurgence de la religiosité du premier socialisme «utopique» du début du 19ème siècle avec laquelle Marx avait tenté de rompre jusques et y compris dans lappel dArnsperger à la création de communautés monacales pour expérimenter ses théories.
En dernière analyse, linterrogation fondamentale quil faudrait examiner après la lecture de ce livre est de savoir quelle base sociale la nouvelle religion dArnsperger pourrait bien rencontrer en Europe : qui peut aujourdhui être susceptible de faire loméga de toute sa vie hormis sinon une infime minorité, et quelle influence celle-ci peut avoir sur le cours réel de lhistoire ?
Cette question des conditions sociologiques concrètes de réussite de son projet pourrait peut-être fournir à lauteur matière à écrire un autre livre.
Frédéric Delorca ( Mis en ligne le 20/10/2009 ) Imprimer | | |
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